Le regard glacial demeura impassible. Un frisson d’impatience, ou d’irritation, secoua les lèvres de Maximilianus. « Tu parles comme si nous nous connaissions, dit l’empereur. Serait-ce le cas ? »
Et ce fut tout. Il fit un simple geste de la main gauche et Faustus comprit qu’il devait se retirer. Les mots de l’empereur résonnaient dans sa tête tandis qu’il avançait le long du temple sur le chemin qui reliait le Forum au Palatin. Est-ce que nous nous connaissons ?
Oui. Il connaissait Maximilianus et Maximilianus le connaissait. Tout cela n’était qu’une plaisanterie de la part de Maximilianus lors de ce premier entretien depuis que tout avait changé. Mais certaines choses n’avaient pas changé, de cela Faustus était certain, et elles n’étaient pas près de changer. Ils étaient trop souvent rentrés ensemble au petit matin, le prince et lui, pour que leur amitié en fut modifiée malgré les changements étranges qui s’étaient opérés chez Maximilianus depuis la mort de son frère.
Mais tout de même…
Tout de même…
Oui, il s’agissait certainement d’une plaisanterie de la part de Maximilianus, mais elle était cruelle, et bien que Faustus sût à quel point le prince pouvait se montrer cruel, il ne l’avait jamais été à ses dépens. Jusqu’à aujourd’hui. Et peut-être même pas. Ces paroles devaient être prises à la légère, une espièglerie de plus. Oui. Oui. De l’espièglerie, rien de plus. Maximilianus tenait à faire preuve d’humour même le jour de son ascension sur le trône.
Faustus rentra chez lui.
Les trois jours suivants, il n’eut d’autre compagnie que la sienne. La Chancellerie, comme tous les autres cabinets du gouvernement, serait fermée pendant la semaine des doubles funérailles du vieil empereur Maximilianus et de son fils le prince, et des cérémonies d’investiture du nouvel empereur Maximilianus. Maximilianus lui-même était inapprochable par Faustus, comme par tous les autres hormis les hauts fonctionnaires du royaume. Lors des journées de deuil national, les rues étaient exceptionnellement calmes. Même les Bas-Fonds devaient être tranquilles. Faustus resta chez lui, trop abattu pour s’intéresser à sa petite Numide. Lorsqu’il s’aventura jusqu’au palais Séverin pour y rencontrer Menandros, on lui annonça que l’ambassadeur, en tant que représentant à Rome du collègue impérial oriental du nouvel empereur, le Basileus Justinianus, tenait conférence au palais royal et devait y séjourner pendant la durée des entrevues.
Menandros rentra le quatrième jour. Faustus aperçut sa litière qui traversait le Palatin et n’hésita pas à se précipiter à sa rencontre devant le palais Séverin. Menandros avait peut-être un message pour lui de la part de Maximilianus.
C’était le cas. Menandros tendit à Faustus un rouleau de parchemin scellé par le cachet royal : « L’empereur m’a donné ceci pour vous. »
Faustus fut tenté de l’ouvrir sur-le-champ, mais ce n’était pas approprié. Il savait qu’il redoutait ce que l’empereur avait à lui dire et ne souhaitait pas lire le message en présence de Menandros.
« Et l’empereur ? demanda Faustus. Comment l’avez-vous trouvé ?
— Très bien. Il ne semble pas du tout perturbé par le poids de sa fonction, pour l’instant. Il s’est parfaitement bien adapté au changement compte tenu des circonstances. Vous vous êtes peut-être trompé sur son compte, mon ami, en disant qu’il n’avait aucune envie de devenir empereur. Je crois que ce rôle a plutôt tendance à lui plaire.
— Il est parfois plein de surprises.
— Vous avez raison. Quoi qu’il en soit, ma tâche ici est terminée. Je vous remercie pour votre charmante compagnie, mon ami Faustus, et aussi de m’avoir permis de gagner l’amitié de celui qu’on appelait César Maximilianus. Ce fut un heureux hasard. Nos journées passées dans les Bas-Fonds ont beaucoup contribué à faciliter les négociations. J’ai pu établir avec lui un traité d’alliance.
— Il y a donc bien un traité ?
— Sans aucun doute. Sa Majesté doit épouser la sœur de l’empereur Justinianus, Sabbatia, à la place de son défunt et regretté frère. Sa Majesté doit aussi offrir une superbe parure à la future épouse ; de magnifiques joyaux, des opales, très pures. Il me les a même montrées. Et il y aura un appui militaire, bien entendu. L’Empire d’Orient enverra ses meilleures légions pour aider votre empereur à écraser les Barbares qui vous causent tant de soucis sur la frontière. » Menandros en avait les joues rouges de plaisir. « Tout s’est passé pour le mieux, je dirais. Je dois partir demain. Vous ne manquerez pas de m’envoyer de ce vin noble de la Gaule transalpine que nous avons partagé le premier jour de mon arrivée à Rome, j’espère ? J’aurai moi aussi des cadeaux pour vous, mon ami. Je vous suis reconnaissant pour tout ce que vous avez fait. En particulier… au temple de Priape et dans le bassin du Baptai, hein, mon ami Faustus ? » Il appuya sa dernière phrase d’un clin d’œil.
Faustus ne perdit pas une seconde pour décacheter la lettre de l’empereur une fois Menandros parti.
L’autre jour au marché des sorciers, Faustus, tu m’as dit que l’époque de notre grandeur était révolue. Mais, cher Faustus, tu te trompais. Elle n’est absolument pas révolue. Elle ne fait que commencer. Nous sommes à l’aube d’un jour nouveau.
Et là, sous cette initiale négligemment posée, se trouvait le sceau royal dans toute sa splendeur, Maximilianus Tiberius Antoninus César Augustus Imperator.
La pension de Faustus était plutôt généreuse, et lorsque lui et Maximilianus se rencontraient, comme ils le firent les premiers mois de son règne, l’empereur se montrait plutôt affable, avec toujours un mot aimable, bien qu’ils ne fussent plus aussi intimes qu’avant. Et au cours de la deuxième année de son règne, Maximilianus alla sur la frontière, où les légions de son collègue royal, Justinianus, s’était regroupées pour se joindre à lui. Il s’y installa pour combattre les Barbares, pendant sept années, qui devaient être les dernières de la vie de Faustus.
Les guerres nordiques de Maximilianus III se soldèrent par un franc succès. Rome n’aurait plus jamais à se soucier d’invasions barbares à l’avenir. Ce fut un tournant majeur de l’histoire de l’Empire, qui entrait maintenant dans une ère de prospérité et d’abondance qu’il n’avait guère connue que sous les règnes de Trajan, Hadrianus et Antonius Pius, quatre siècles plus tôt. Il y avait eu deux autres empereurs Maximilianus avant lui, mais l’humanité ne devait plus appeler le troisième que du nom de Maximilianus le Grand.
1365 A. U .C. : Un héros de l’Empire
Me voici enfin, Horatius, au fin fond de l’Arabie, parmi les Grecs, les chameaux, les tribus de Sarrasins basanés et autres créatures malfaisantes qui pullulent dans ce maudit désert. Pour expier mes péchés. Mes regrettables péchés. « Pars en Arabie, serpent ! » m’a hurlé l’empereur Julianus sous le coup de la colère. Et me voilà. Serpent. Moi. Comment a-t-il pu se montrer aussi cruel ?
Mais je vais te dire, ô mon frère de sang, j’ai bien l’intention de trouver un moyen de retomber dans les grâces de César. Je vais le faire d’ici, d’une manière ou d’une autre, je ne sais pas encore comment, quelque chose qui lui rappellera à quel point je suis perspicace et entreprenant, un homme de valeur en somme. Et d’une manière ou d’une autre, il me fera revenir à Rome et me réintégrera dans mes fonctions à la Cour. Il ne faudra pas attendre longtemps avant que nous ne nous promenions de nouveau le long des douces berges du Tibre. Je suis certain d’une chose, les dieux n’ont jamais eu l’intention de me laisser moisir le restant de mes jours dans cette misérable désolation de sable.