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J’ai essayé d’argumenter, en puisant dans mes souvenirs d’écolier et les maximes de Platon et Marcus Aurelius, pour déclarer que tous les dieux ne sont jamais que les reflets de la véritable notion de dieu. Mais c’était peine perdue. Il a rapidement perçu en moi mon indifférence toute romaine envers la religion. Si l’on affirme, comme nous le faisons, que tel dieu est aussi valable que tel autre, cela signifie en réalité que les dieux ont une importance toute relative à nos yeux, la religion aussi d’ailleurs, sauf lorsqu’elle sert de moyen de diversion pour occuper les couches sociales les plus défavorisées et leur faire oublier tout ressentiment envers leur misérable condition terrestre. Notre politique du vivre et laisser vivre envers les cultes de Mithra, Dagon, Baal et autres divinités dont les temples pullulent dans Rome appuie cette vision des choses. Pour Mahmud, c’est là une attitude méprisable.

Sentant la tension monter en lui et ne souhaitant pas terminer notre conversation sur une note amère, je prétextai la fatigue pour prendre congé en lui proposant de continuer cette conversation une autre fois.

Le soir, ayant été une fois de plus invité chez Nicomedes le Paphlagonien et encore ivre du flot de paroles dont Mahmud m’avait abreuvé, j’ai demandé à mon hôte s’il pouvait m’en dire un peu plus sur cet extraordinaire personnage.

« Ah lui ! s’esclaffa Nicomedes. Alors comme ça vous fréquentez les fous, Corbulo ?

— Il m’a pourtant paru tout à fait sain d’esprit.

— Oh, il l’est, du moins lorsqu’il vous vend des chameaux ou des sacs de safran. Mais lancez-le sur le sujet de la religion et vous aurez un tout autre homme en face de vous.

— Nous avons effectivement eu une longue discussion philosophique cet après-midi. J’ai trouvé tout cela fascinant. Je n’avais jamais rien entendu de semblable.

— Je veux bien vous croire. Ce pauvre homme devrait partir d’ici tant qu’il en a encore la possibilité. S’il continue sur cette voie, ainsi qu’on me l’a rapporté récemment, on retrouvera son corps dans les dîmes et cela ne surprendra personne.

— Je ne vous suis pas.

— À prêcher contre les idoles comme il le fait, j’entends. Vous savez, Corbulo, on vénère plus de trois cents dieux différents dans cette ville et chacun d’eux a son propre lieu de culte, ses propres prêtres et sa propre fabrique d’idoles que l’on vend aux pèlerins, et tout ce qui s’ensuit. Si j’ai bien compris la démarche de votre Mahmud, il souhaiterait voir tout cela disparaître.

— J’imagine que oui. Il est vrai qu’il s’est montré particulièrement méprisant envers les idoles et leurs adorateurs.

— C’est bien ça. Jusqu’à présent il a simplement mis en place son petit culte personnel, avec une demi-douzaine de membres de sa famille. Ils se réunissent chez lui pour pratiquer le culte particulier prôné par Mahmud lui-même envers ce dieu particulier. Un passe-temps bien innocent, j’en conviens. Mais on m’a dit que récemment il essayait de répandre ses croyances un peu partout, testant ici et là ses idées subversives destinées à faire évoluer la société sarrasine. Comme il l’a fait aujourd’hui avec vous, apparemment. Il ne prend pas de gros risques à partager ses opinions religieuses avec quelqu’un comme vous et moi, puisque nous autres Romains, sommes plutôt ouverts sur la question. Mais il en va tout autrement des Sarrasins. Il ne faudra pas attendre longtemps avant qu’il se déclare prophète et se mette à prêcher sur la place publique en promettant l’enfer et la damnation à tous ceux qui refuseraient de changer leur façon de vivre, et ils n’auront d’autre choix que de le tuer. Les anciennes coutumes sont bonnes pour les affaires et dans cette ville tout tourne autour des affaires, et rien d’autre. Mahmud prône des notions subversives que les habitants de La Mecque ne peuvent se permettre de tolérer. Il ferait mieux de faire attention où il met les pieds. » Il afficha un rictus. « Mais c’est un amusant petit diable, vous ne trouvez pas, Corbulo ? Comme vous vous en doutez, j’ai moi aussi eu l’occasion de m’entretenir avec lui une fois ou deux. »

Si tu veux mon avis, Horatius, Nicomedes n’a qu’à moitié raison au sujet de Mahmud.

Il n’a pas tort lorsqu’il dit que Mahmud est prêt à prêcher sa religion en public. La façon dont il m’a abordé au marché aux esclaves, alors que je ne suis qu’un parfait inconnu, en témoigne. Et quant à son discours sur sa volonté de ne pas se reposer tant que l’Arabie tout entière n’aura pas accepté l’autorité du dieu unique, cela ne revient-il pas à dire qu’il est sur le point de dénoncer les adorateurs d’idoles ?

Mahmud m’a dit en substance au cours de ce repas qu’Allah transmettait ses commandements concernant les notions de bien et de mal à travers un prophète désigné tous les mille ans. Abraham et Moïse en faisaient partie, ainsi que me l’a appris Mahmud. Et j’ai bien l’impression qu’il se considère comme leur successeur.

Mais je crois que le Grec se trompe quand il dit que Mahmud risque de se faire tuer par un de ses concitoyens pour avoir vilipendé leurs superstitions. Nul doute qu’au début ils auront envie de le tuer. Si ses enseignements devaient faire leur chemin, ils mettraient au chômage des hordes de prêtres et de fabricants d’idoles, créant une grosse brèche dans l’économie locale, ce que personne n’a envie de voir se produire ici. Mais sa personnalité est tellement forte que je pense qu’il pourrait finir par les convaincre. Par Jupiter, il a bien failli me convaincre moi d’accepter l’omnipotence divine d’Allah ! Il finira par trouver un moyen de faire passer ses idées. Je ne sais pas encore comment, mais il a plus d’un tour dans sa manche, c’est un vrai marchand du désert et il finira bien par leur proposer quelque chose de suffisamment intéressant pour leur faire rejeter leurs anciennes croyances et adhérer à la sienne. Allah sera le seul dieu présent ici lorsque Mahmud aura accompli sa tâche sacrée, j’en suis convaincu.

Je dois réfléchir sérieusement à tout cela. On ne rencontre pas tous les jours quelqu’un possédant un tel magnétisme inné. Je suis encore hanté par cette force, impressionné par la façon dont il a réussi, l’espace d’un instant, à me faire pratiquement jurer fidélité à son dieu unique. Je me demande s’il y a un moyen d’utiliser le pouvoir que possède Mahmud sur les hommes pour les faire œuvrer pour le bien de l’Empire, en l’occurrence servir Julianus III Augustus ? Et ainsi regagner les faveurs de César et ma rédemption pour quitter l’Arabie.

Pour l’instant, je n’en vois pas. Je pourrais peut-être lui demander d’inciter ses concitoyens à se révolter contre le pouvoir grec dans cette partie du monde, ou quelque chose dans le genre. J’aurai toutefois suffisamment de temps cette semaine pour y réfléchir, car je n’aurai d’autre compagnie que la mienne. Mahmud, qui voyage assez régulièrement dans la région pour ses affaires, est en déplacement dans les villages côtiers afin d’explorer quelques prospections commerciales. Nicomedes a lui aussi quitté la ville pour se rendre en Arabia Félix où lui et ses compatriotes grecs doivent négocier discrètement le prix des cornalines, du bois d’aloès ou de quelque autre produit pour lequel il y a une grande demande à Rome. Je me retrouve donc seul ici, avec mes serviteurs, une bien triste compagnie. L’idée m’a traversé l’esprit d’aller m’acheter un jeune esclave au bazar pour me divertir de manière plus agréable, mais Mahmud est tellement pieux qu’il risquerait de repérer mon manège, et je ne voudrais pas ébrécher notre amitié naissante. Mais l’idée d’un tel achat est tout de même fort tentante.