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L’entrée que l’Hébreu leur avait choisie se trouvait à la lisière du quartier populeux connu sous le nom de Subure, qui s’étendait dans la vallée séparant le Viminal de l’Esquilin. Là, dans un lieu qui se signalait par sa puanteur, sa crasse et un vacarme assourdissant, où la populace s’entassait dans des bâtiments rudimentaires de quatre ou cinq étages, où des charrettes grinçantes circulaient avec la plus grande difficulté dans des rues étroites et sinueuses, l’empereur Titus Gallius avait commencé, vers 980, à faire creuser un refuge souterrain destiné à servir d’abri aux citoyens romains si les Goths, qui se massaient alors dans le Nord, devaient percer les défenses de Rome et pénétrer dans la cité.

Finalement, les Goths avaient été mis en déroute bien avant de s’être approchés de près ou de loin de la capitale. Mais en attendant, Titus Gallius avait fait aménager sous le Subure un réseau complexe de passages que lui et ses successeurs avaient continué à étendre pendant des dizaines d’années, projetant des tentacules dans toutes les directions, créant des communications avec le labyrinthe déjà existant de galeries, tunnels et salles souterraines que les Romains n’avaient cessé de construire un peu partout dans la cité depuis un millier d’années.

Et désormais, ces Bas-Fonds formaient une cité sous la cité, une entité à part entière dans les ténèbres humides du sous-sol. La porte de Titus Gallius s’ouvrait devant eux, deux arches en pierre ouvragées pareilles aux mâchoires d’une gueule géante, qui s’élevaient au milieu de la rue où, des siècles auparavant, les forces impériales avaient rasé de chaque côté tout un pâté de taudis au profit de la place qui menait aujourd’hui à l’entrée. L’accès aux Bas-Fonds était assez large pour laisser passer trois chariots à la fois. Une rampe en briques brunes passablement usées conduisait dans les profondeurs.

« Voici vos lanternes, dit bar-Heap en les allumant, avant de les passer à la ronde. Tenez-les assez haut pour éviter qu’elles ne s’éteignent. L’air est plus lourd au niveau des genoux et risquerait d’étouffer la flamme. »

Ils s’engagèrent sur la rampe, le César en tête ; Faustus s’était placé près du Grec ; bar-Heap fermait la marche. Menandros avait été fort surpris qu’ils aillent à pied, mais Faustus lui avait expliqué que les litières portées à bras d’hommes seraient très malcommodes dans les passages étroits et surpeuplés du monde d’en bas ; ils ne seraient même pas accompagnés de serviteurs. Le Grec, qui semblait bien décidé à s’encanailler, s’en était montré ravi. Il tenait à circuler dans les Bas-Fonds comme un Romain ordinaire, à plonger résolument dans la boue, l’ordure et le danger.

Même à cette heure matinale, la rampe grouillait de monde à la fois dans le sens montant et descendant. Un peu plus loin, tout baignait dans une obscurité quasi palpable. Faustus retrouvait la même impression chaque fois qu’il se rendait dans les Bas-Fonds : celle d’entrer dans le repaire de quelque énorme créature. Voilà que la fraîcheur épicée des épaisses ténèbres tombait de nouveau sur lui. Il en savoura l’étreinte. Combien de fois César et lui étaient entrés ici à la recherche d’un divertissement nocturne inédit, et combien de fois ils l’avaient trouvé !

Rapidement ses yeux s’accoutumèrent à la lueur charbonneuse des lanternes. Grâce à la chiche lumière dispensée par des torches lointaines, il pouvait apercevoir la longue succession de couloirs qui partaient de chaque côté. La descente s’était aplanie dès l’entrée dans l’immense vestibule. Des bouffées de cet air fétide caractéristique des souterrains les accueillirent, charriant toutes sortes d’odeurs : effluves de fumée, de sueur, de moisi, de charognes. L’endroit était très animé ; de longues files d’hommes, de femmes et de bêtes de somme allaient et venaient dans une douzaine de directions. La large avenue connue sous le nom de Via Subterranea s’étendait devant eux, se subdivisant à droite et à gauche en une myriade de passages plus étroits. Faustus revit les colonnes, les voûtes et les travées qui lui étaient familières, l’arrondi des murs en brique d’un bel ocre pâle, les lourds piliers taillés dans le roc et les innombrables alcôves qui se trouvaient derrière. Et aussitôt, l’obscurité de ce monde ténébreux lui parut moins oppressante.

Il jeta un coup d’œil sur le Grec. Ses traits doux respiraient l’enthousiasme. Ses narines palpitaient, ses lèvres se crispaient. Son expression était celle d’un enfant que l’on emmène pour la première fois voir des combats de gladiateurs. Lui-même avait presque l’air d’un enfant au milieu des trois hommes de haute taille qui l’accompagnaient, d’un petit être fragile à côté de ce grand échalas de Maximilianus, de ce gaillard au torse puissant qu’était bar-Heap et du corpulent Faustus.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda Menandros en désignant l’énorme tête barbue en marbre cimentée dans le mur juste devant eux. D’une des ouvertures perçant la voûte tombait un rayon de lumière qui baignait les traits sculptés d’un halo inquiétant.

« C’est un dieu, répondit bar-Heap derrière lui, avec un rien de mépris dans la voix. Un empereur l’a fait mettre là il y a bien des années. Peut-être est-ce un des vôtres, ou un dieu qu’on adorait en Syrie. On l’appelle Jupiter des Cavernes. » L’Hébreu leva sa torche pour mieux éclairer ce profil saisissant avec son regard fixe, ses énormes oreilles à l’écoute, ses lèvres entrouvertes comme une menace, cette gigantesque barbe bouclée en pierre plus touffue encore que la sienne. Tout ce qui se trouvait au-dessus des yeux et au-dessous de la barbe avait disparu : on était en présence d’un unique et colossal fragment qui semblait hors d’âge, relique mélancolique d’une époque lointaine. « Ave, Jupiter ! » lança bar-Heap d’une voix tonitruante, avant de s’esclaffer. Menandros, quant à lui, examina de plus près l’immense face sombre et son autel en marbre, poli par l’usure provoquée par les caresses d’adorateurs, sur lequel se reflétait la lumière vive des bougies qui l’entouraient. Des restes d’ossements carbonisés, provenant de sacrifices récents, étaient entassés dans une niche sur le côté.

Maximilianus le pressa d’avancer d’un geste auguste. « Ce n’est que le début, dit César. Nous avons encore de la route à faire.

— Oui. Oui, bien sûr, dit le Grec. Mais tout cela est tellement nouveau pour moi, tellement étrange… »

Après avoir parcouru quelques centaines de mètres sur la Via Subterranea, Maximilianus emprunta à gauche un passage sinueux où l’humidité glaciale coulait de manière régulière le long des murs pour former des flaques sous leurs pieds. La moiteur de l’air avait une consistance qui prenait à la gorge.

L’endroit semblait moins animé. Du moins les piétons y étaient moins nombreux que dans l’artère principale. Les éclairages surplombant le passage étaient plus écartés les uns des autres. Les torches plus rares au-devant. Mais de l’obscurité provenaient des bruits inquiétants, des rires gras, des murmures étouffés incompréhensibles, des ricanements dans des langues inconnues, et des cris perçants ici et là. Il flottait aussi de fortes odeurs, celles de viandes que l’on fait rôtir sur des feux de bois, de ragoûts de choux fleurs, de pots fumants de bouillons poivrés et de poisson grillé. Bien que sombre et lugubre, tout cela ne ressemblait en rien à la cité des morts : ce monde souterrain trépidant bourdonnait, vibrait de cette vie secrète. Faustus savait que tout autour d’eux, dans des chambres et des grottes taillées à même la roche, mille événements se déroulaient : on y vendait des envoûtements, on jetait des sorts, on y menait des affaires légales ou non, des rites religieux de tout ordre se tenaient en même temps que tous les actes charnels possibles et imaginables.