« Où nous trouvons-nous ? demanda Menandros.
— Dans les grottes de Titus Gallius, dit César. C’est un des endroits les plus vivants – cela fourmille d’activités diverses, sans qu’on puisse donner une définition précise du lieu. On peut y voir tout et n’importe quoi, et rarement deux fois la même chose. »
Ils passèrent de salles en salles, en suivant le chemin tortueux et bas de plafond qui reliait le tout. C’était désormais un Maximilianus totalement fébrile qui avait pris la tête de la progression, les yeux exorbités, il les traînait dans son sillage, parfois un peu plus vite que ne l’aurait souhaité Menandros. Faustus et l’Hébreu obligeants, le suivaient sans piper mot. Le comportement de César ne leur était pas nouveau. Il entrait comme dans une sorte de transe lorsqu’il pénétrait dans cet enchevêtrement de grottes, passant d’une attraction à une autre. La faim insatiable de César qui lui faisait monter l’écume aux lèvres pour tout ce qui était nouveau, cette curiosité jamais rassasiée, Faustus avait vu la chose se produire à de nombreuses reprises dans les bas-fonds.
Une malédiction qui va de pair avec une vie oisive, songea Faustus, l’angoisse poignante d’un jeune et inutile fils d’empereur, rongé par le tourment causé par sa propre vacuité, la faiblesse risible de son pouvoir au sein même du pouvoir était Tunique faveur que lui accordait sa naissance royale. Finalement, le plus grand défi de Maximilianus dans la vie était peut-être celui d’affronter l’ennui de sa propre existence dorée, et dans les Bas-Fonds, il pouvait ignorer ce défi en se lançant à corps perdu dans cette quête d’absolu et d’impossible. L’Hébreu était là pour lui faciliter la tâche : très souvent, un simple mot de bar-Heap, pas forcément en latin, leur permettait d’avoir accès à des salles normalement fermées aux non-initiés.
Ici, sous les feux de lanternes emplissant l’air d’une fumée noire, feux qui ne s’éteignaient jamais à tel point qu’il devenait impossible de distinguer le jour de la nuit, se trouvait un marché où d’étranges marchandises se vendaient – des langues de rossignols ou de flamants, rates de lamproies, sabots de chameaux, crêtes de coqs d’un jaune vif, têtes de perroquets, foies de brochets, des cervelles de faisans et de paons, des oreilles de loirs, des œufs de pélicans, des bizarreries des quatre coins de l’Empire, tout un amas de viandes présenté sur des plateaux d’argent. Menandros, en bon Grec cosmopolite, fixait tout cela tel un rustre provincial. « Les Romains mangent vraiment cela au quotidien ? » demanda-t-il. César, de son sourire étrusque, lui assura qu’en effet ils le faisaient, et que ce n’était pas l’unique privilège des tables impériales mais de toutes celles de Rome, même les plus humbles, et lui promit de lui faire goûter des langues de rossignols et des cervelles de paons à la première occasion.
Il y avait aussi une place bruyante où se produisaient clowns, jongleurs, acrobates, avaleurs de sabre, cracheurs de feu, funambules, et une douzaine d’autres artistes avec leur cohorte de crieurs vantant les spectacles qui les employaient. Maximilianus lançait des pièces d’argent à tour de bras, et encouragea vivement Menandros à l’imiter. Un peu plus loin, sous une enfilade de colonnes, se tenait un spectacle de monstres de foire : des bossus et des nains, trois imbéciles jouant les folles dans des costume écarlates ouvragés, un type qui ressemblait à un squelette vivant, un autre frisant les trois mètres. « Le type à la tête d’autruche n’est plus là, dit bar-Heap, visiblement déçu. La fille à trois yeux et les siamois reliés par la taille non plus. » Ici aussi ils distribuèrent les pièces sans compter, sauf bar-Heap, qui avait tendance à avoir des oursins dans la bourse.
« Mon cher Faustus, sais-tu quel est le monstre qui surpasse tous les autres ? » demanda Maximilianus à voix basse, tandis qu’ils avançaient. Devant le silence de son interlocuteur, le prince apporta une réponse à sa propre question à laquelle Faustus ne s’attendait pas. « C’est l’empereur, mon ami, car il se tient à l’écart des autres hommes, différent, unique, isolé pour toujours de toute forme d’honnêteté et d’amour, de tout sentiment humain. Un empereur est une créature grotesque. Il n’y a pas de monstre plus pitoyable au monde, Faustus. » César, enserrant le bras de Faustus d’une prise de fer, lui lança un regard dans lequel se lisaient une telle angoisse et une telle fureur, que ce dernier en fut déstabilisé. C’était une facette de son ami qu’il avait jusque-là ignorée. Puis Maximilianus s’esclaffa en lui lança une bourrade amicale dans les côtes, et d’un clin d’œil tenta de balayer la violence de ses propos.
Un peu plus loin, c’était une file d’étals d’apothicaires, installés dans de petites alcôves qui semblaient faire partie d’un temple abandonné. Des lampes brûlaient devant chacun d’eux. Ces pseudo-apothicaires proposaient leurs remèdes, bile de bœuf et de hyène, peaux de serpents, toiles d’araignées, excréments d’éléphants. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda le Grec, en indiquant une fiole de poudre grise. Bar-Heap, après s’être renseigné, lui apprit qu’il s’agissait d’excréments de colombes siciliennes, matière très prisée pour soigner les tumeurs de la jambe et de nombreuses autres maladies. Un autre étal se spécialisait uniquement dans la vente d’écorces aromatiques provenant d’Inde ; un autre offrait des disques d’argile rouge de l’île de Lemnos, marqués du sceau sacré de Diane, réputés dans le traitement des morsures de chiens enragés et autres poisons mortels. « Celui-ci, annonça pompeusement Maximilianus, vend exclusivement du thériaque, un antidote universel, efficace même contre la lèpre. Je crois savoir qu’il est fait de chair de vipère macérée dans le vin, mais il y a d’autres ingrédients secrets qu’il refuserait de nous livrer, même sous la torture. » Un clin d’œil au marchand, un Égyptien borgne au profil aquilin. « N’est-ce pas, Ptolemaios ? Même sous la torture ?
— J’espère bien que nous n’en arriverons pas là, César, répondit l’homme.
— Il semble que vous soyez connu par ici, déclara Menandros, une fois qu’ils se furent éloignés.
— De quelques personnes seulement. Celui-ci est venu plusieurs fois au palais pour apporter des remèdes à mon père malade.
— Ah, dit le Grec. Votre père, oui. Le monde entier prie pour son prompt rétablissement. »
Maximilianus hocha la tête nonchalamment, comme si Menandros venait de lui parler du beau temps à venir.
Faustus était dérouté par l’étrange humeur de César. Il savait que Maximilianus était d’un tempérament lunatique, passant constamment d’un parfait contrôle au relâchement total, mais il relevait dans ce cas de la courtoisie la plus élémentaire d’exprimer quelques mots de gratitude à une telle marque de sympathie, et pourtant il en avait été incapable. Que pouvait bien penser l’ambassadeur de cet étrange prince ? Peut-être n’en pensait-il rien, songeant sans doute qu’un fils d’empereur romain ne pouvait être autrement.
Il n’y avait pas d’horloge dans ces souterrains, ni d’indice venant du ciel quant à l’heure qu’il était dans cet endroit privé de lumière, mais le ventre de Faustus ne lui laissait aucun doute là-dessus. « Si nous remontions manger un morceau ? demanda-t-il à Menandros. À moins que vous ne préfériez manger ici ?