— Comment se fait-il que tu y sois allée ? Je suppose que c’était avec ton oncle ?
— En fait, c’était avec Flavius Rufus.
— Flavius Rufus ?
— Flavius César. Le troisième frère de l’empereur Maxentius. Il adore l’Italie du Sud. Il y descend régulièrement.
— Avec toi ?
— Une fois de temps en temps. Oh, que tu es bête ! J’avais seize ans. Nous étions de simples amis !
— Et quel âge ça te fait aujourd’hui ?
— Vingt et un ans. Il a donc six ans de moins que moi.
— Je vois, des amis très proches, donc.
— Oh, Cymbelin, ne sois pas bête ! » Un air amusé passe dans son regard. « Tu le rencontreras aussi lorsque nous serons à Rome.
— Un prince royal ?
— Bien sûr ! Tu rencontreras tout le monde. Les frères de l’empereur, les sœurs de l’empereur, l’empereur lui-même, s’il est en ville. J’ai grandi à la Cour, tu n’as pas encore compris ? Dans la famille de mon oncle. Mon père est mort à la guerre.
— Je suis désolé.
— Il commandait les légions d’Augustus en Syrie, en Égypte et en Palestine où il est mort. Tu as dû entendre parler du siège d’Aelia Capitolina ? C’est là qu’il a été tué, juste devant le temple de la Grande Mère alors que la ville était sur le point de tomber entre nos mains. Il se tenait devant un vieux mur en pierre, un vestige de l’ancien temple, lorsqu’un tireur embusqué l’a abattu. C’est Cassius Frontinus lui-même qui a fait son oraison funèbre. Après cela, mon oncle Gaius m’a adoptée, car ma mère était morte elle aussi un an plus tôt – c’est une longue histoire, un scandale à la cour de l’ancien empereur… »
Ma tête commence à tourner.
« Bref, Flavius est un peu comme un frère pour moi. Tu verras. Nous sommes venus ici et nous avons passé une nuit à la Villa Jovis. Nous avons vu toutes les mosaïques cochonnes dans la piscine de Tiberius, nous nous y sommes même baignés. Et après, il y a eu un énorme banquet, avec des sangliers sauvages des montagnes, des monticules de fraises et de bananes et tu ne peux pas t’imaginer la quantité de vin… oh, allez Cymbelin, ne fais pas la tête, tu ne croyais tout de même pas que j’étais vierge ?
— Non, le problème n’est pas là. Pas du tout.
— Alors, c’est quoi ?
— D’apprendre que tu connais réellement la famille royale. Que tu sois si jeune et que tu aies fait autant de choses extraordinaires. Et aussi que l’homme avec qui je me suis accroché l’autre soir était Cassius Lucius Frontinus, le célèbre général, que tu sois la nièce du consul Gaius Junius Scaevola, que tu aies été la maîtresse du frère de l’empereur et… enfin, ne vois-tu donc pas, Lucilla, à quel point tout cela est difficile pour moi ? À quel point c’est déroutant ?
— Mon pauvre Barbare ne sait plus où donner de la tête !
— J’aimerais bien que tu cesses de m’appeler comme ça. Même si c’est plus ou moins vrai.
— Mon ravissant Celte, alors. Mon merveilleux Britannique à crinière blonde. Tu préfères ? »
Nous louons un petit char tiré par un seul cheval, seul véhicule autorisé sur Caprae et descendons jusqu’à la plage pour y passer l’après-midi à nous baigner nus dans la mer tiède et nous faire bronzer sur les rochers. Bien que ce soit en fin de journée et tard dans l’année, le corps parfait de Lucilla devient rapidement rose, elle-même devient brûlante et semble irradier lorsque nous rentrons à l’hôtel.
Deux jours, deux nuits inoubliables, sur Caprae. Puis c’est le retour à Surrentum où notre cocher nous attend bien docilement au débarcadère du ferry, puis nous retrouvons Neapolis après une journée de route. J’ai du mal à me séparer d’elle une fois à mon hôtel, insistant pour qu’elle passe la nuit avec moi, mais elle tient absolument à rentrer à la villa de Frontinus.
« Et moi ? dis-je. Je fais quoi ? Je dîne tout seul, je vais au lit tout seul ? »
Ses lèvres caressent les miennes, puis elle s’esclaffe. « Est-ce que j’ai dit ça ? Tu vas évidemment m’accompagner chez Frontinus ! C’est entendu comme ça !
— Mais il ne m’a pas invité.
— Tu te fais parfois vraiment plus bête que tu n’es, Cymbelin. C’est moi qui t’invite. Je suis l’invitée d’Adriana. Et toi, tu es mon invité. Monte à ta chambre, fais tes bagages et dis à la réception que tu pars ce soir. Allez, dépêche-toi ! »
Et c’est ainsi que les choses se passent. Nous rentrons à la villa de Marcellus Domitianus Frontinus dans le quadrige sublime de Druso Tiberio, où mon hôte m’accueille avec une chaleur non feinte et sans manifester la moindre marque de surprise ; on me propose ensuite une série de pièces donnant toutes sur la baie. L’oncle Cassio est parti, ainsi que les autres invités qui étaient là l’autre soir et je suis le bienvenu.
Mes chambres jouxtent celles de Lucilla. Cette nuit-là, après un dîner fastueux au cours duquel Druso Tiberio et son ami gladiateur Ezio se comportent de manière dégoûtante, obligeant le vieux Frontinus à détourner son attention, j’entends un coup discret à ma porte alors que je suis sur le point de me mettre au lit.
« Oui ?
— C’est moi. »
Lucilla. « Que les dieux soient loués ! Entre ! »
Elle porte une robe en soie, si fine qu’elle pourrait aussi bien être nue. Elle tient dans une main un bougeoir, dans l’autre, une flasque de ce qui semble être du vin. Je constate qu’elle est encore un peu éméchée du repas. Je lui prends le bougeoir avant qu’elle ne mette le feu, puis la flasque.
« On pourrait inviter Adriana à venir nous rejoindre, dit-elle timidement.
— Tu es folle ?
— Non. Et toi ?
— Vous deux, vous… ?
— C’est ma meilleure amie. Nous partageons tout.
— Non. Pas ça.
— Tu es vraiment provincial, Cymbelin.
— Peut-être. Mais une seule femme à la fois me suffit largement. »
Elle paraît déçue. Je comprends alors qu’elle a dû me promettre à Adriana pour la nuit. Après tout, nous sommes dans l’Italie impériale où la longue tradition de débauche semble visiblement être toujours de mise. Bien que je revendique être romain, je dois admettre que je ne le suis pas tant que cela. Adriana Frontina est extrêmement séduisante, certes, mais Lucilla aussi et, pour l’instant, je n’ai besoin de personne d’autre, c’est aussi simple que cela. De simples plaisirs provinciaux. Je vivrai certainement assez vieux pour le regretter, mais je m’entête à en rester à des plaisirs simples.
Lucilla, déçue ou non, est suffisamment passionnée pour deux. La nuit se déroule dans une douce torpeur. Nos ébats sont sauvages, enfiévrés. Elle m’apprend deux ou trois autres petites choses, au point d’applaudir à ses propres prouesses érotiques. Il n’y a aucune femme comme elle en Britannie : en tout cas, à ma connaissance.
Nous regardons l’aube se lever sur le balcon de ma chambre, encore épuisés de la plus agréable manière, profitant de la brise matinale venant de la baie.
« Quand est-ce que tu veux monter vers le nord ? dit-elle.
— Quand tu veux.
— Demain ?
— Pourquoi pas ?
— Je dois te prévenir, tu risques d’être choqué par ce que tu verras à Urbs Roma.
— Alors, je serai choqué.
— Il en faut peu pour te choquer, n’est-ce pas, Cymbelin ?
— Pas vraiment. Je découvre certaines choses, c’est tout. »