Lucilla glousse. « Je t’enseignerai nos manières, n’aie pas peur. Cela sera moins impressionnant avec l’habitude. Mon pauvre Barbare adoré.
— Je t’ai déjà dit de ne pas…
— Je voulais dire, mon pauvre Celte adoré. Suis-moi à Rome, mon amour. Mais souviens-toi de ce que l’on dit : à Rome, fais comme les Romains.
— J’essaierai, promis. »
Un autre chariot est mis à notre disposition pour le voyage : cette fois-ci, c’est celui qu’Ezio avait pris, seul, pour venir de Rome. Il doit remonter vers le nord la semaine prochaine avec Druso Tiberio dans un de ses chars, mais il faut bien ramener celui d’Ezio à la capitale. Ce qui explique que nous le prenions. Il est bien moins luxueux que celui que nous avons utilisé quelques jours plus tôt avec Lucilla, mais il est tout de même beaucoup plus imposant que ce à quoi on pourrait s’attendre de quelqu’un comme Ezio. Il doit s’agir sans nul doute d’un cadeau de Druso.
Toute la famille vient nous saluer à notre départ. Marcello Domiziano tient à m’assurer que je serai toujours le bienvenu chez lui à Neapolis, que je considère sa maison comme la mienne. Je l’invite à mon tour à nous rendre visite en Britannie. Adriana embrasse Lucilla un peu plus tendrement que normal – je commence à me poser certaines questions à leur sujet – puis elle m’embrasse sur la joue. Mais en me retournant, je vois un éclat mêlé de fureur et de regret passer dans son regard. Je crains de m’être fait une ennemie. Mais peut-être trouverai-je un moyen de me faire pardonner un autre jour : c’est en tout cas une perspective assez agréable.
Nous devons emprunter la Via Roma pour remonter vers le nord et pour cela, il faut descendre vers le centre-ville. Comme nous n’avons pas de cocher, j’assume ce rôle tandis que Lucilla est assise à côté de moi. Nos chevaux, deux pur-sang arabes fougueux, sont bien assortis et je n’ai pas besoin de beaucoup les diriger. Le temps est doux, parfumé, avec quelques brises légères ; mais ce n’est jamais qu’une journée estivale comme il y en a tant pendant les huit mois de l’année. Je repense à mon pays natal et au temps sombre et froid qu’il doit y faire.
« Y a-t-il seulement un hiver ici en Italie ? demandé-je. Ou les empereurs ont-ils passé des accords secrets avec les dieux ?
— Oh, il peut parfois être très froid et très humide, affirme Lucilla. Tu verras. Pas tellement par ici, mais à Rome, les hivers sont parfois rudes. Tu seras encore là pendant les Saturnales, non ? »
C’est dans deux mois. « Je n’y ai pas vraiment réfléchi. Je suppose que oui.
— Tu verras alors le froid qu’il peut faire. D’habitude, en hiver, je descends en Sicile ou en Égypte, mais cette année, je vais rester à Rome. » Elle se blottit contre moi. « Lorsque les pluies arriveront nous nous tiendrons chaud. Ce devrait être agréable, tu ne crois pas, Cymbelin ?
— Absolument. D’un autre côté, j’aurais bien aimé visiter l’Égypte, tu sais. On pourrait y aller ensemble à la fin de l’année. Les pyramides, les grands temples de Menfe…
— Je dois rester à Rome cet hiver. Du moins dans les environs.
— Vraiment ? Et pourquoi donc ?
— Une affaire de famille. Ça concerne mon oncle, je ne peux pas en dire plus. »
Je comprends aussitôt à quoi elle fait allusion.
« Il va de nouveau être nommé consul, c’est ça ? Je me trompe ? »
Elle se raidit et prend une profonde inspiration, je sais que j’ai visé juste.
« Je ne peux pas en parler, répond-elle un instant plus tard.
— Mais c’est bien ça. Forcément. Les consuls nommés au nouvel an prennent leurs fonctions le premier de Januarius et tu veux évidemment être là pour assister à la cérémonie. Ce sera quoi, son quatrième mandat ? Le cinquième, peut-être ?
— Je t’en prie, Cymbelin.
— Promets-moi au moins ceci. Nous resterons à Rome jusqu’à son investiture, ensuite nous irons en Égypte. À la mi-Januarius, d’accord ? Je nous vois déjà descendant le Nil dans une felouque pour deux…
— C’est encore loin. Je ne peux pas faire de promesses à si long terme. » Elle pose sa main sur mon poignet un long moment. « Mais nous tâcherons de nous amuser autant que possible, même s’il fait froid et humide, n’est-ce pas, mon amour ? »
Je comprends qu’il ne sert à rien d’insister sur ce point. Peut-être a-t-elle déjà des projets pour Januarius et que je n’en fais pas partie : un voyage en Afrique avec un de ses amis impériaux peut-être, le jeune Flavius César, ou un autre membre de la famille royale. Une jalousie irrationnelle s’empare de moi l’espace d’un instant, puis je décide d’oublier le mois de Januarius. Nous sommes en octobre et la sublime Lucilla Junia Scaevola partagera mon lit cette nuit, celle de demain et toutes les autres jusqu’aux Saturnales si cela me chante, ce qui est le cas, et c’est pour l’instant tout ce à quoi je devrais penser.
Nous passons devant les grands hôtels de la Via Roma. Leurs façades resplendissantes brillent sous le soleil matinal. Puis nous quittons la ville en remontant vers les banlieues sur les hauteurs, une enfilade de petites villas et, ici et là, une colline isolée avec quelque magnifique demeure de la famille impériale la dominant. Nous dépassons ensuite les collines pour nous retrouver dans les plaines fertiles de Capania Felix en direction de la capitale plus au nord.
Nous passons notre première nuit à Capua où Lucilla tient à me montrer les fresques de Mithraeum. Je tente de me servir de ma lettre de crédit pour payer l’hôtel, mais j’apprends que notre suite ne sera pas facturée : le nom magique de Scaevola nous ouvre toutes les portes. Les fresques sont magnifiques, le dieu abattant un taureau, un serpent sous les pieds, il y a aussi un immense amphithéâtre – celui où Spartacus poussa les gladiateurs à la révolte – mais devant mon émotion provinciale, Lucilla m’apprend que celui de Rome est beaucoup plus impressionnant. Le dîner nous est servi dans la chambre, des blancs de faisan accompagnés d’un vin riche et velouté ; ensuite nous prenons un long bain avant de nous plonger dans une nuit d’étreintes passionnées. Je n’aurais pas de mal à supporter ce genre de régime jusqu’à la fin de l’année et même davantage.
Le lendemain matin, nous reprenons la route, au nord d’abord, puis à l’ouest, le long de la Via Roma, qui maintenant s’appelle la Via Appia, l’ancienne route militaire que les Romains ont empruntée en venant conquérir leurs voisins du Sud. Nous sommes ici dans une région agricole assoupie, entrecoupée çà et là par quelques sombres ruines cyclopéennes de villes mortes remontant à l’Antiquité préromaine et de villes sur les hauteurs de facture plus récente, bien qu’elles soient elles-mêmes vieilles de plus de mille ans. Je sens peser sur moi le terrible poids de l’histoire.
Lucilla, tout au long de notre lent et monotone voyage, me parle des innombrables amis patriciens qu’elle connaît dans la capitale, Claudio, Traiano, Alessandro, Marco Valeriano et une douzaine d’autres noms, presque tous des hommes, mais il y a tout de même quelques femmes dans le lot, Domitilla, Severina, Giulia, Paolina, Tranquillina. Tous issus de l’aristocratie, je suppose. Elle ponctue ses anecdotes d’allusions discrètes à des membres de la famille royale qu’elle semble très bien connaître, de proches amis, en fait – non seulement le jeune empereur, mais ses quatre autres frères et ses trois sœurs, sans oublier quelques cousins impériaux plus ou moins éloignés.
Je comprends mieux maintenant à quel point la famille de nos Césars est une vaste institution, combien de princes et de princesses désœuvrés elle comporte, chacun d’eux possédant son propre palais, ses propres serviteurs, ses amants et sa cour immédiate. Mais les personnages royaux qui dominent le monde ne représentent pas une famille unique. Nous avons bien évidemment eu d’innombrables dynasties sur le trône au cours des dix-neuf siècles de l’Empire, dont la plupart ont disparu depuis longtemps, mais au cours de ces cinq cents dernières années, certaines d’entre elles ont survécu ne serait-ce que dans les coulisses du pouvoir, parfois sans liens entre elles, mais portant tout de même le nom prestigieux de César et réclamant leur dû au Trésor public. Une dynastie peut être renversée mais, d’une manière ou d’une autre, arrière-arrière-arrière-petit-neveu, voire quelqu’un dont le frère fut empereur il y a bien longtemps, semble toujours avoir été en mesure de réclamer une pension au Trésor public et ce à toutes les époques.