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D’après son discours, il apparaît que Lucilla a été la maîtresse de Flavius César et très probablement celle de son frère aîné, Camillus César, qui porte le titre de prince de Constantinopolis bien qu’il vive à Rome ; elle parle aussi avec une grande tendresse d’un certain comte romain au nom prestigieux de Néron Romulus Claudius Palladius, avec ce ton si particulier qu’adopte une femme lorsqu’elle parle d’un homme avec qui elle a déjà fait l’amour.

Je me sens déjà devenir jaloux d’hommes que je n’ai même pas encore rencontrés. Comment a-t-elle pu vivre autant de choses alors qu’elle n’a que vingt et un ans ? J’essaye de maîtriser mes émotions. Nous sommes à Rome, la notion que nous avons de la moralité est très différente, je dois, en effet, essayer de raisonner en Romain.

Malgré moi, je la pousse à m’en raconter davantage au sujet de ce Néron Romulus Claudius Palladius, mais elle est déjà passée à une autre sœur de l’empereur qui, selon elle, me plaira sûrement. Elle s’appelle Severina Floriana. « Nous sommes allées à l’école ensemble. C’est, après Adriana, ma meilleure amie. Elle est ravissante – la peau mate, sensuelle, un léger côté oriental. On la prendrait presque pour une Arabe. Et on ne se tromperait pas beaucoup, car sa grand-mère, du côté de sa mère, vient de Syrie. C’était une danseuse jadis, du moins c’est ce que l’on raconte… »

Et ainsi de suite. Je me demande si elle a aussi l’intention de m’offrir à cette Severina Floriana.

Nous sommes au troisième jour de notre périple. Alors que la Via Appia nous rapproche de la capitale, nous commençons à rencontrer des tombes impériales le long de la route. Lucilla semble toutes les connaître et elle m’en énumère les noms au passage.

« Ça, c’est la tombe de Flavius Romulus, la grande, là, sur la gauche… et celle-ci, celle de Claudius IX… et là, Gaius Martius… celle-là, c’est celle de Cecilia Metella, elle a vécu au temps d’Augustus César… Titus Gallius… Constantinus V… Lucius et Arcadius Agrippa, tous les deux… Héraclius III… Gaius Paulus… Marcus Anastasius… »

Le poids de l’histoire antique pèse encore un peu plus sur mes épaules.

« Où sont les tombes les plus récentes ? demandé-je. Augustus, Tiberius, Claudius…

— Tu verras la tombe d’Augustus en ville. Celle de Tiberius ? Personne ne semble se rappeler où il a été enterré. Il y en a beaucoup dans la tombe d’Hadrianus qui surplombe la rivière, peut-être une dizaine. Antoninus Pius, Marcus Aurelius, toute une pléiade de dépouilles d’empereurs. Quant à Jules César lui-même, il a une grande tombe au beau milieu du Forum, mais les archéologues disent que ce n’est pas vraiment la sienne, qu’elle a été construite il y a six cents ans… Oh, regarde, Cymbelin, tu les vois, là-bas ? Les murs de la ville, là devant nous ! Rome ! Rome ! »

Effectivement nous y sommes : Urbs Roma, la mère de toutes les cités, la capitale du monde, la métropole impériale, avec ses murs de marbre blanc, construite et reconstruite tant de fois, se dresse brusquement devant moi. Rome ! Le garçon venu du pays lointain que je suis, tout petit devant une telle grandeur, en est secoué jusqu’au plus profond de son être. Un frisson me parcourt, tellement puissant qu’il se propage jusque dans les rênes des chevaux, l’un se retourne pour me lancer un regard que j’imagine plein de mépris et de perplexité.

Rome est comme un palimpseste, un parchemin sur lequel on aurait écrit, effacé, puis réécrit, encore et encore : mais les anciens textes percent à travers les nouveaux. Deux mille ans d’histoire assaillent l’arrivant au premier regard. Ici on ne détruit rien, sauf à l’occasion, pour construire quelque chose d’encore plus grandiose. Çà et là, on peut voir des vestiges pittoresques de la Rome républicaine – la première République, doit-on dire aujourd’hui, je suppose – avec la Rome en marbre d’Augustus César dominant le tout, puis celle des empereurs plus récents, Hadrianus, Septimius Severus, Flavius Romulus qui régna mille ans plus tard, et la Rome que le célèbre empereur explorateur Trajan VII érigea sur les autres au cours de l’époque glorieuse qui suivit la réunification de l’Empire d’Orient et de l’Empire d’Occident par Flavius. Le tout s’enchevêtre dans le centre historique de la ville, il y a ensuite, tel un monstrueux anneau encerclant le tout, les imposantes et hideuses tours des temps modernes, les tristes immeubles administratifs et appartements de la Rome d’aujourd’hui.

Mais même ces immeubles, si laids soient-ils, le sont dans une dimension toute romaine. Rome n’est que grandeur : elle excelle en tout, même dans la laideur.

Lucilla me guide pour entrer dans la ville en m’indiquant tous les monuments célèbres un par un : les termes de Caracalla, le Circus Maximus, le temple du divin Claudius, la tour d’Emilius Magnus, même l’arc de triomphe lourd et disproportionné que l’empereur byzantin Andronicus érigea en l’an 1952 en témoignage de la courte victoire des Grecs lors de la guerre civile, et que les Romains ont décidé de garder en souvenir par trop visible de la seule défaite majeure de leur histoire. Mais à l’autre bout de l’avenue, se trouve aussi l’arc de Flavius Romulus, cinq fois plus grand que celui d’Andronicus, célébrant la défaite finale des Grecs après deux siècles d’autorité impériale.

La circulation y est stupéfiante et chaotique. Il y a des chariots partout, des tramways tractés par des chevaux, des bicyclettes et une invention très récente d’après Lucilla, de petit trains fonctionnant à la vapeur roulant de manière autonome sur des roues et non sur des rails. Il semble n’y avoir aucune règle : chaque véhicule va où bon lui semble, personne ne fait le moindre signe, chaque chauffeur tentant de s’imposer par l’usage de gestes et de jurons intimidants. Tout cela me pose quelques problèmes au début, non que je sois facilement intimidé, mais nous autres Britanniques, sommes éduqués à nous montrer courtois les uns envers les autres sur la route ; je constate cependant rapidement que je n’ai pas d’autre choix que de me comporter comme eux. Quand on est à Rome… la vieille maxime s’applique à chaque aspect de la vie dans la capitale.

« À gauche, ici. Maintenant à droite. Tu vois le Colisée, là-bas ? Il est plus grand que tu ne l’imaginais, non ? À droite, à droite ! Là, c’est le Forum, et le Capitole là-haut. Mais nous devons aller de l’autre côté, vers le mont Palatin… c’est cette colline là-bas, tu la vois ? Celle qui est couverte de palais. »

Effectivement. D’énormes résidences impériales, une vingtaine, peut-être davantage, entassées pêle-mêle, collées les unes aux autres. Des montagnes entières de marbre ont dû être nivelées pour construire cet incompréhensible enchevêtrement de splendeur.

Nous nous y dirigeons tout droit. L’entrée du Palatin est très fréquentée par des hordes de prétoriens ; ils semblent tous connaître Lucilla de vue et nous font signe. Elle essaye de m’expliquer à qui appartient chaque palais, mais le tout se mélange dans la plus grande confusion, elle-même s’y perd. Au-dessous de nous, m’explique-t-elle, se trouvent les palais des premières époques impériales, celles d’Augustus, de Tiberius et des Flaviens, mais bien entendu chaque empereur depuis a souhaité ajouter sa touche personnelle d’améliorations et de fioritures, et aujourd’hui la colline n’est qu’un mélange absurde de magnificence et de grandeur impériales mélangeant une vingtaine de styles différents, dont quelques structures orientales et byzantines incorporées au style du vingt-quatrième siècle par quelques-uns des monarques les plus fantasques de la Décadence. Des tours, des arcades, des pavillons, des belvédères, des colonnades, des dômes, des basiliques, des fontaines et d’étranges voûtes plongeantes surgissent de partout.