Laurence. – Arrête, ma fille; j'entrevois une espérance possible, mais le moyen nécessaire à son accomplissement est aussi désespéré que le mal que nous voulons empêcher. Si, plutôt que d'épouser le comte Pâris, tu as l'énergie de vouloir te tuer, il est probable que tu oseras affronter l'image de la mort pour repousser le déshonneur, toi qui, pour y échapper, veux provoquer la mort elle-même. Eh bien, si tu as ce courage, je te donnerai un remède.
Juliette. – Oh! plutôt que d'épouser Pâris, dis-moi de m'élancer des créneaux de cette tour là-bas, ou d'errer sur le chemin des bandits; dis-moi de me glisser où rampent des serpents; enchaîne-moi avec des ours rugissants; enferme-moi, la nuit, dans un charnier, sous un monceau d'os de morts qui s'entrechoquent, de moignons fétides et de crânes jaunes et décharnés; dis-moi d'aller, dans une fosse fraîche remuée, m'enfouir sous le linceul avec un mort; ordonne moi des choses dont le seul récit me faisait trembler et je les ferai sans crainte, sans hésitation, pour rester l'épouse sans tache de mon doux bien-aimé.
Laurence. – Écoute alors rentre à la maison, aie l'air gai et dis que tu consens à épouser Pâris. C'est demain mercredi. Demain soir, fais en sorte de coucher seule; que ta nourrice ne couche pas dans ta chambre; une fois au lit, prends cette fiole et avale la liqueur qui y est distillée. Aussitôt dans toutes tes veines se répandra une froide et léthargique humeur: le pouls suspendra son mouvement naturel et cessera de battre; ni chaleur ni souffle n'attesteront que tu vis. Les roses de tes lèvres et de tes joues seront flétries et ternes comme la cendre; les fenêtres de tes yeux seront closes, comme si la mort les avait fermées au jour de la vie. Chaque partie de ton être, privée de souplesse et d'action, sera roide, inflexible et froide comme la mort. Dans cet état apparent de cadavre tu resteras juste quarante-deux heures, et alors tu t'éveilleras comme d'un doux sommeil. Le matin, quand le fiancé arrivera pour hâter ton lever il te trouvera morte dans ton lit. Alors, selon l'usage de notre pays, vêtue de ta plus belle parure, et placée dans un cercueil découvert, tu seras transportée à l'ancien caveau où repose toute la famille des Capulets. Cependant, avant que tu sois éveillée, Roméo, instruit de notre plan par mes lettres, arrivera; lui et moi nous épierons ton réveil, et cette nuit-là même Roméo t'emmènera à Mantoue. Et ainsi tu seras sauvée d'un déshonneur imminent, si nul caprice futile, nulle frayeur féminine n'abat ton courage au moment de l'exécution.
Juliette. – Donne! Eh! donne! ne me parle pas de frayeur.
Laurence, lui remettant la fiole. – Tiens, pars! Sois forte et sois heureuse dans ta résolution. Je vais dépêcher un religieux à Mantoue avec un message pour ton mari.
Juliette. – Amour donne-moi ta force, et cette force me sauvera. Adieu, mon père! (Ils se séparent.)
SCÈNE II
Capulet, remettant un papier au premier valet. – Tu inviteras toutes les personnes dont les noms sont écrits ici. (le valet sort.) (Au second valet.) Maraud, va me louer vingt cuisiniers habiles.
Deuxième Valet. – Vous n'en aurez que de bons, monsieur, car je m'assurerai d'abord s'ils se lèchent les doigts.
Capulet. – Et comment t'assureras-tu par-là de leur savoir-faire?
Deuxième Valet. – Pardine, monsieur, c'est un mauvais cuisinier que celui qui ne se lèche pas les doigts: ainsi ceux qui ne se lécheront pas les doigts, je ne les prendrai pas.
Capulet. – Bon, va-t'en. (le valet sort.) Nous allons être pris au dépourvu cette fois. Eh bien, est-ce que ma fille est allée chez frère Laurence?
La Nourrice. – Oui, ma foi.
Capulet. – Allons, il aura peut-être une bonne influence sur elle. La friponne est si maussade, si opiniâtre.
Entre Juliette.
La Nourrice. – Voyez donc avec quelle mine joyeuse elle revient de confesse.
Capulet. – Eh bien, mon entêtée, où avez-vous été comme ça?
Juliette. – Chez quelqu'un qui m'a appris à me repentir de ma coupable résistance à vous et à vos ordres. Le vénérable Laurence m'a enjoint de me prosterner à vos pieds, et de vous demander pardon… (Elle s'agenouille devant son père.) Pardon, je vous en conjure! Désormais, je me laisserai régir entièrement par vous.
Capulet. – Qu'on aille chercher le comte, et qu'on l'instruise de ceci. Je veux que ce nœud soit noué dès demain matin.
Juliette. – J'ai rencontré le jeune Comte à la cellule de Florence, et je lui ai témoigné mon amour autant que je le pouvais sans franchir les bornes de la modestie.
Capulet. – Ah! j'en suis bien aise… Voilà qui est bien… relève-toi. (Juliette se relève.) Les choses sont comme elles doivent être… Il faut que je voie le comte. Morbleu, qu'on aille le chercher, vous dis-je. Ah! pardieu! c'est un saint homme que ce révérend père, et toute notre cité lui est bien redevable.
Juliette. – Nourrice, voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet? Vous m'aiderez à ranger les parures que vous trouverez convenables pour ma toilette de demain.
Lady Capulet. – Non, non, pas avant jeudi. Nous avons le temps.
Capulet. – Va, nourrice, va avec elle. (Juliette sort avec la nourrice.) – (À lady Capulet.) Nous irons à l'église demain.
Lady Capulet. – Nous serons pris à court pour les préparatifs: il est presque nuit déjà.
Capulet. – Bah! je vais me remuer, et tout ira bien, je te le garantis, femme! Toi, va rejoindre Juliette, et aide-la à se parer; je ne me coucherai pas cette nuit… Laisse-moi seul; c'est moi qui ferai la ménagère cette fois… Holà!… Ils sont tous sortis. Allons, je vais moi-même chez le comte Pâris le prévenir pour demain. J'ai le cœur étonnamment allègre, depuis que cette petite folle est venue à résipiscence. (Ils sortent.)
SCÈNE III
Juliette. – Oui, c'est la toilette qu'il faut… Mais, gentille nourrice, laisse-moi seule cette nuit, je t'en prie: car j'ai besoin de beaucoup prier pour décider le ciel à sourire à mon existence, qui est, tu le sais bien, pleine de trouble et de péché. (Entre lady Capulet.)
Lady Capulet. – Allons, êtes-vous encore occupées? avez-vous besoin de mon aide?
Juliette. – Non, madame; nous avons choisi tout ce qui sera nécessaire pour notre cérémonie de demain. Veuillez permettre que je reste seule à présent, et que la nourrice veille avec vous cette nuit; car j'en suis sûre, vous avez trop d'ouvrage sur les bras, dans des circonstances si pressantes.
Lady Capulet. – Bonne nuit! Mets-toi au lit, et repose; car tu en as besoin. (Lady Capulet sort avec la nourrice.)
Juliette. – Adieu!… Dieu sait quand nous nous reverrons. Une vague frayeur répand le frisson dans mes veines et y glace presque la chaleur vitale… Je vais les rappeler pour me rassurer… Nourrice!… qu'a-t-elle à faire ici? Il faut que je joue seule mon horrible scène. (Prenant la fiole que Laurence lui a donnée.) À moi, fiole!… Eh quoi! si ce breuvage n'agissait pas! serais-je donc mariée demain matin?… Non, non. Voici qui l'empêcherait… Repose ici, toi. (Elle met un couteau à côté de son lit.) Et si c'était un poison que le moine m'eût subtilement administré pour me faire mourir afin de ne pas être déshonorée par ce mariage, lui qui m'a déjà mariée à Roméo? J'ai peur de cela; mais non, c'est impossible: il a toujours été reconnu pour un saint homme… Et si, une fois déposée dans le tombeau, je m'éveillais avant le moment où Roméo doit venir me délivrer! Ah! l'effroyable chose! Ne pourrais-je pas être étouffée dans ce caveau dont la bouche hideuse n'aspire jamais un air pur et mourir suffoquée avant que Roméo n'arrive? Ou même, si je vis, n'est-il pas probable que l'horrible impression de la mort et de la nuit jointe à la terreur du lieu… En effet ce caveau est l'ancien réceptacle où depuis bien des siècles sont entassés les os de tous mes ancêtres ensevelis; où Tybalt sanglant et encore tout frais dans la terre pourrit sous son linceul; où, dit-on, à certaines heures de la nuit, les esprits s'assemblent! Hélas! hélas! n'est-il pas probable que, réveillée avant l'heure, au milieu d'exhalaisons infectes et de gémissements pareils à ces cris de mandragores déracinées que des vivants ne peuvent entendre sans devenir fous… Oh! si je m'éveille ainsi, est-ce que je ne perdrai pas la raison, environnée de toutes ces horreurs? Peut-être alors, insensée, voudrai-je jouer avec les squelettes de mes ancêtres, arracher de son linceul Tybalt mutilé, et, dans ce délire, saisissant l'os de quelque grand-parent comme une massue, en broyer ma cervelle désespérée! Oh! tenez! il me semble voir le spectre de mon cousin poursuivant Roméo qui lui a troué le corps avec la pointe de son épée… Arrête, Tybalt, arrête! (Elle porte la fiole à ses lèvres.) Roméo! Roméo! Roméo! voici à boire! je bois à toi.