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Aussi étions-nous heureux, Bernard et moi, parfaitement heureux, et nous comptions bien que ce bonheur durerait toujours. Bernard était un grand garçon, leste, bien fait, dégagé, un peu mince, qui chantait toujours, qui riait, qui m’aimait, et qui n’avait pas deux idées en dehors de moi, ni une volonté contraire à la mienne. Ses parents, qui étaient assez riches (la maison et le jardin valaient bien cinq mille francs), n’étaient pas fiers ni avares, et ils ne cherchaient pas à contrarier ses inclinations; et quoique je n’eusse pas deux cents francs de dot à attendre du vieux Sans-Souci, mon père, et que pour des pauvres gens la différence entre nous fût énorme, son père et sa mère n’avaient pas l’air de s’en apercevoir. Ils m’aimaient comme leur fille.

Souvent Bernard me disait: «Ma petite Rose-d’Amour (c’était le nom que mes amies m’avaient donné, justement parce que je n’étais pas belle), je t’aime à la folie, et les autres ne sont rien auprès de toi. Tu es toujours de l’avis de tout le monde, tu ne contraries personne, tu es gaie comme un chardonneret, et si mes camarades pouvaient te voir et t’entendre tous les jours comme je te vois et t’entends, ils seraient tous amoureux de toi. Quand tu leur parles, je sens quelque chose qui me serre le cœur, et quand tu les regarde avec ces yeux bleus qui sont si beaux qu’il n’y en a de pareils à la ronde, j’ai des envies de me jeter sur eux et de leur arracher un par un tous les cheveux de la tête… Et toi, Rose-d’Amour, comment m’aimes-tu?»

Je répondais à mon tour:

«Mon bon Bernard, mon cher Vire-loup, je t’aime comme je peux, c’est-à-dire de toutes mes forces.

– Ce n’est pas assez», disait Bernard.

Et nous commencions une dispute qui n’était pas près de finir, et qui valait toujours quelque chose à Bernard, car les disputes d’amoureux ne vaudraient guère si elles ne finissaient par un raccommodement, et le raccommodement par un baiser.

Pardonnez-moi, madame, de vous dire tout cela et de vous ennuyer de tous ces détails. Hélas! c’est le temps le plus heureux de ma vie, et il me semble, lorsque je vous le raconte, boire dans la même tasse un reste de crème qu’on aurait oublié par mégarde. Mais ces temps heureux allaient finir.

Quand Bernard eut vingt ans et moi dix-sept, nos parents pensèrent à nous marier. Le vieux Sans-Souci commençait à s’inquiéter de nos amours, pourtant si innocentes, et, n’eût été la conscription, il nous aurait mariés tout de suite; mais vous savez ce que c’est que la conscription, et comme elle dérange souvent la vie la mieux réglée et les projets les mieux établis. Pouvais-je épouser Bernard pour le voir s’enrôler six mois après, prendre le sac et le fusil, et passer sept ans aux pays lointains? Il fut donc décidé que nous attendrions ce terme fatal avant de nous marier.

Ce n’est pas sans délibérer beaucoup qu’on prit cette résolution. Comme les parents de Bernard étaient riches et avaient dans leur maison trois locataires qui payent chacun cent francs, il aurait été facile de trouver un remplaçant à mon pauvre Bernard; car si l’argent est bien précieux aux pauvres gens, encore vaut-il mieux donner son argent que ses enfants. D’ailleurs, cette année-là, les remplaçants étaient fort chers, vous vous en souvenez, madame: c’était en 1840, et l’on disait chez nous que ceux qui partiraient cette année-là seraient tués à la guerre comme au temps du grand Napoléon, et qu’il n’en échapperait pas un sur dix, et que ceux qui reviendraient dans leurs foyers seraient estropiés à jamais.

Quand on nous dit tout cela, et que les remplaçants coûteraient au moins trois mille francs pièce, la somme était si grosse qu’elle fit reculer les parents de Bernard, et qu’il fut résolu qu’on s’en remettrait au hasard, et qu’on ne prendrait aucune précaution contre le mauvais numéro. Je ne sais pas ce que pensa Bernard; mais il fit bonne contenance devant moi et me dit: «Rose-d’Amour, compte sur moi comme je compte sur toi, et ne crains rien. S’il faut partir, je partirai, je resterai sept ans en Afrique, ou en Allemagne, ou en Italie; mais dans le pays où l’on m’enverra, je ne penserai qu’à toi, je n’aimerai que toi, et si tu m’aimes encore dans sept ans nous serons heureux tout comme aujourd’hui, foi de Bernard!» Je le crus sur parole, mais je ne pus m’empêcher de pleurer. Sept ans! Hélas! madame, quand on est jeune et qu’on aime, sept ans, c’est la vie entière.

Parmi les larmes, je ne pus m’empêcher de dire: «Ah! la maudite conscription!» Sur quoi mon père, le vieux Sans-Souci, me dit en me prenant sur ses genoux: «Mon enfant, c’est la loi. Ce n’est pas nous qui l’avons faite, mais que veux-tu? c’est la loi… Et après tout, Bernard, s’il y a guerre, tu reviendras peut-être colonel, ou général, ou maréchal comme au temps de l’autre.»

Pauvre père! il cherchait à me consoler, mais je voyais bien sa tristesse qui était peut-être plus forte que la mienne parce que les vieilles gens désespèrent aisément de tout; les jeunes, au contraire, croient toujours que le bon Dieu va venir à leurs secours.

Enfin arriva le jour du tirage, et mon pauvre Bernard, plus mort que vif, s’en alla tirer le billet de l’urne. 19? Ah! madame, quand nous vîmes ce malheureux numéro, je sentis mon cœur défaillir, et je serais tombée à la renverse au milieu de la salle où se faisait le tirage, si mon père ne m’avait pas soutenue. Bernard s’avança vers nous:

«Eh bien! ma pauvre Rose-d’Amour, dit-il tout pâle, c’est fini: je vais partir.

– Tu vas partir, lui répondit assez rudement mon père, mais tu ne vas pas mourir. Allons, donne-lui le bras et ramène-la à la maison».

Quel retour! Il me semblait voir Bernard pour la dernière fois. Vous auriez cru assister à un enterrement.

«Encore s’il était borgne ou bossu! disait toujours mon père, qui faisait semblant de rire pour secouer notre tristesse. Mais non, ce gaillard-là est droit comme un I, il est joli garçon, il ferait trois lieues à l’heure: jamais le gouvernement ne voudra s’en priver pour toi, ma pauvre enfant.»

Le soir, on délibéra dans les deux familles sur ce qu’il fallait faire.

III

Bernard et moi nous assistions au conseil.

«Ah! dit le père Bernard, il est bien dur de travailler toute sa vie et d’amasser avec beaucoup de peine quatre ou cinq mille francs pour en faire cadeau au gouvernement ou n’importe à qui, quand on est vieux et quand on ne peut plus travailler.»

Mon père, qui était là, ne répliqua rien. Comme il n’avait pas de dot à me donner, il était trop fier pour engager les parents de Bernard à faire donner un remplaçant à leur fils. Ce fut la mère de Bernard qui répondit à son mari.

«Écoute, mon vieux. Ces trois mille francs qu’il nous faudra donner nous mettront sur la paille, c’est vrai; mais aimerais-tu mieux que Bernard partît pour l’armée, qu’il tint un fusil dans les mains, qu’il allât tuer l’ennemi, qu’il en fût tué ou estropié, pendant que nous jouirions ici bien tranquillement de l’argent gagné, et que nous aurions de bonne viande à manger et de bon vin à boire tous les jours que Dieu nous donne?