Elsa Triolet
Roses à crédit
Ce petit roman, conte ou récit — comme vous voulez — est le premier d’un cycle intitulé L’âge de nylon. Le XXe siècle, comme tous les autres, depuis que le monde est monde, oscille entre son passé et son avenir, et, dans l’histoire que voici, la matière plastique est au fond des cavernes, le confort moderne asservit ceux qu’il devrait servir, les chevaliers croisent le fer pour la science… Il y a des rêvés couleur du temps, de l’hygiène à la découverte… il y a la passion, stable comme notre planète vertigineuse… Tirés en arrière, propulsés en avant, pris entre la pierre et le nylon, les personnages que vous rencontrerez dans les pages qui suivent sont, comme nous tous, le résultat déchiré, déchirant de cet éternel état de choses. L’auteur a essayé de les cueillir au passage comme les enfants dressés sur leurs chevaux de bois attrapent des anneaux. Le manège continue à tourner, le récit qui suivra celui-ci court déjà après d’autres personnages.
UN UNIVERS BRISÉ
C’était cette mauvaise heure crépusculaire, où, avant la nuit aveugle, on voit mal, on voit faux. Le camion arrêté dans une petite route, au fond d’un silence froid, cotonneux et humide, penchait du côté d’un fantôme de cabane. Le crépuscule salissait le ciel, le chemin défoncé et ses flaques d’eau, les vagues d’une palissade, et une haie de broussailles finement emmêlées comme des cheveux gris enroulés sur les dents d’un peigne. Derrière, un gros chien, broussailleux lui aussi, de race indécise, traînait sa chaîne avec un bruit solitaire. Son long poil était collé par la boue du terrain, une boue tenace, où l’on distinguait la pointe d’un sabot d’enfant, englué. Cette boue retenait aussi une roue de bicyclette sans pneu, un seau, un pot de chambre, d’autres choses, indistinctes… Au fond, la cabane, comme une grande caisse vieille et sale, un assemblage de planches à échardes, clouées ensemble. Il n’y avait-pas de lumière dans la fenêtre aux vitres étrangement intactes pour cet univers brisé. Il aurait été grand temps d’allumer les feux arrière du camion que la nuit finissait d’effacer sur son tableau noir, mais le siège du camion était vide. La seule chose vivante ici était la fumée couleur de crépuscule qui s’échappait d’un tuyau piqué dans le toit de la cabane, en tôle mangée de rouille.
Les six gosses apparurent au tournant, venant de la nationale. Ils parlaient à voix basse : « Il est encore là… — Qu’est-ce que c’est que ce mec ?…
Il est long alors, celui-là… — Tu as vu le numéro du camion ?… — Connais pas… — Qu’est-ce qu’on fait ? On ne va pas s’appuyer tout le chemin et retour… — Ta gueule ! — Moi, je m’en vais… » Une petite silhouette se détacha, rebroussa chemin. Les cinq autres continuèrent, traversèrent la haie… Tout de suite derrière, il y avait une sorte d’appentis, où étaient entassés bûches et fagots et l’on pouvait s’y cacher de façon à ne pas être vu de la maison. Le chien essaya de japper, reçut une tape, et se contenta de distribuer des coups de langue, dans un cliquetis de chaîne sur des pierres invisibles. Sans souffler mot, les gosses s’installèrent sur une poutre, comme des oiseaux sur un fil téléphonique.
Il faisait nuit noire quand la porte de la cabane s’ouvrit et un pas d’homme se dirigea lourdement vers le camion. Les phares… ils découvrirent les pierres du chemin, la boue, les flaques d’eau… Le camion démarra dans un grand bruit, emmenant ses feux arrière sans que les gosses aient pu voir le conducteur. Le silence se referma sur le tintamarre, comme l’eau sur une pierre. Les gosses ne bougeaient toujours pas.
Il se passa un bon moment avant que la fenêtre ne s’éclairât et que, sur le pas de la porte, n’apparût la mère : Marie Peigner, née Vénin.
— Amenez-vous, cria-t-elle dans le noir, vous allez attraper la crève !..
Ils sortirent de derrière les fagots. Marie les comptait au fur et à mesure qu’ils passaient la porte :
— Un, deux, trois, quatre, cinq… C’est encore Martine qui manque ! Elle veut ma mort, cette garce !
Les quatre garçons et la fille s’asseyaient autour de la table. Une lampe à pétrole, une suspension, se balançait dangereusement au-dessus de leurs têtes. Sur la cuisinière en fonte, chauffée au rouge, un pot-au-feu mijotait doucement, et cela sentait le feu de bois et la soupe. Les gosses avaient entre quinze et trois ans, tous pareillement les mains noires et crevassées d’engelures, le nez qui coulait et les cheveux tirant sur le roux. L’aînée, quinze ans, souffreteuse, avait une bouche aux coins tombants comme des moustaches gauloises. Les trois garçons qui la suivaient ressemblaient à trois grenouilles de bonne humeur, et seul le tout petit ressemblait à sa mère. Il avait plutôt de la chance.
Une petite femme aux cheveux crépus, en soleil autour d’un visage encore lisse, serein, le front bombé, le nez petit, et une bouche au sourire permanent. Ses six enfants lui avaient tiré sur les seins devenus longs et flasques, ça se voyait sous un chandail, jadis vert-pomme. Un veston d’homme aux coudes déchirés et une jupe en coton. Nu-pieds, en savates. Il fallait qu’elle fût bien dure, pour apparemment, ne pas souffrir d’être si peu couverte par un temps pareil. Elle servait le pot-au-feu à la ronde dans ces assiettes comme les épiciers en donnent en prime, à fleurs roses, toutes ébréchées et fêlées. Les gosses la regardaient faire, immobiles, muets, prenant leur mal en patience, l’œil sur la louche, comme les chiens qui attendent la soupe, assis sur le derrière. Ils eurent droit de se jeter dessus lorsque tout le monde eut été servi, la mère interdisait par des rappels à l’ordre sonores et expressifs toute velléité de faire autrement. Pendant un moment, on n’entendit que mastiquer et avaler. Les chiens bien portants sont gloutons et dévorants. La soupe était grasse, il y nageait de bons morceaux de viande et des légumes. Pour la deuxième tournée, car il y eut une deuxième tournée, la tension tombée, les gosses se mirent à jacasser, à piailler, à se jouer des tours… Ils s’agitaient même de plus en plus, et cela aurait fini par une raclée générale si un incident excitant n’était venu faire diversion : un rat monté par un des pieds de la table.
— Un rat ! criaient les gosses, pendant que le rat courait de-ci de-là entre les assiettes, les verres, les morceaux de pain, cerné de toutes parts par les enfants. Il se sentait perdu. Son poil avait pourtant cette couleur familiale, tirant sur le roux, qui était de mise dans la maison. Avec des pelades.
— Tapez ! criait Marie, mais tapez donc, bon Dieu !..
C’est l’aîné des garçons qui eut le privilège d’assommer le rat. Après lui, tous les autres tapèrent dessus pour le plaisir. Martine apparut, juste comme Marie, sa mère, tenant le rat crevé par la queue, ouvrait la porte pour le jeter au-dehors. Elle balançait le rat à bout de bras pour mieux le lancer, et Martine eut juste le temps de faire un bond de côté pour ne pas recevoir le rat en pleine figure. Il se trouva projeté au milieu de la cour. Martine s’adossa à la porte.
— Assieds-toi… dit sa mère, tu vas tourner de l’œil. Et mange.
— J’ai pas faim… — Martine allait vers la cuisinière rouge à fondre. — J’ai froid, dit-elle.
— Tu vas manger. — Marie souriait parce que son visage était mis en plis une fois pour toutes. — Il y a du pot-au-feu, tu vas te régaler. C’est le premier pot-au-feu comme il faut depuis la Libération.
Martine alla s’asseoir à côté de sa sœur aînée. Ramassée sur elle-même, la tête entre les épaules, elle restait là, ses yeux noirs et sans éclat louchaient sur le lit ouvert, les draps qui pendaient, traînant sur le sol de terre battue. Outre la cuisinière, il y avait dans la pièce la place pour un buffet et une carcasse de fauteuil, tous ressorts dehors. La porte qui donnait sur la deuxième pièce était maintenue ouverte par une chaise au siège défoncé. Les gosses ramassaient avec du pain ce qu’il restait de jus dans leurs assiettes et commentaient l’incident du rat. Martine passa les deux mains sur ses cheveux qui pendaient en mèches noires et droites, des mains longues, claires, qu’elle appuya sur ses oreilles.