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Soudain, sortant de la baignade, des jeunes gens en slip, des jeunes filles, juste avec un petit quelque chose sur le corps, surgirent dans le pré parmi les vaches… C’était la même bande !.. sûr… voilà Henriette ! Elle est folle, folle à lier ! Assises sur leur tronc d’arbre, Martine et Cécile assistèrent à la corrida qui se déroulait maintenant de l’autre côté de l’étang… « C’est les vaches du père Malloire, dit Martine, pourvu qu’ils n’y touchent pas, cela donnerait du mauvais… »

Justement, trois ou quatre garnements étaient en train de se hisser, du moins d’essayer de se hisser sur le dos des bêtes… Parmi les cris, les mugissements et les ruades, les chutes, apparurent le père Malloire et son fils, un gaillard comme le père… Du coup, les bords de l’étang se couvrirent de monde, des gens du dimanche, les mouillés, les en sueur, les poussiéreux de la route, les élégants, les messieurs à lunettes noires, la cravate dans la poche, des motocyclistes, et des cyclistes tout court, avec des filles, celles qui sur la route s’agrippent derrière eux, jambes écartées, les bras autour de leur homme… espadrilles, sandales, daim blanc… les enfants pieds nus… sortis de la baignade, des tentes et remorques, de derrière les arbres de la forêt… Dans le pré, tout le monde gueulait, mais on pouvait distinguer entre toutes la voix du père Malloire. Voilà que d’un coup de poing il avait envoyé à terre un des garçons de la bande, mais les promeneurs avaient beau lui crier de l’autre côté de l’étang pour le prévenir, c’est à quatre qu’ils lui sautèrent dessus, de dos, pendant que le fils se colletait avec un autre… Quelqu’un du pays partit à moto chercher les gendarmes, mais je t’en fiche, tout s’était passé si vite que personne n’eut le temps d’intervenir, et que la bande décampait déjà à toutes jambes, laissant le père Malloire et son fils sur le terrain…

Martine et Cécile, nerveuses, attendirent pour rentrer que la famille, avec sa grappe d’enfants et la voiture du tout-petit eût repris le chemin du village. Comme cela aurait été beau si Daniel était apparu pour les défendre lors d’une attaque de ces voyous… Cécile, elle, en froid avec son Paul, qui commençait à trouver le temps des chastes baisers un peu long.

— Trop de vitamines, disait le lendemain Mme Donzert, ironique, à la pharmacienne, vos mangeurs de vitamines sont de futurs assassins, s’ils n’en sont pas déjà… Comment va le père Malloire ?

— Deux côtes cassées… Il est fou de rage et ses vaches n’ont plus de lait. Si jamais les autres revenaient, je ne donne pas cher de leur peau… On en a pris deux à l’arrêt du car : ce sont des Parisiens, des mineurs, des garçons de bonne famille Le fils d’un avocat et le fils d’un rentier !.. Tous les deux probablement soûls et morts de peur. Même pas des campeurs, ils n’avaient rien à faire dans le pays. Ils sont venus dans une voiture « empruntée »…

— Emboutie de tous les côtés, dit le pharmacien apparaissant dans la porte de l’arrière-boutique où il était en train de faire des mixtures. Ça ne sait même pas conduire ! Un danger public…

— Tu vois ! triompha Mme Donzert, ton mari pense comme moi ! Et c’est la faute des parents qui leur passent tout, qui ne savent pas les élever.

— Des fascistes, reprit le pharmacien qui détestait ce pays, où on lui avait fait tant de misères quand il était rentré de captivité. Ils ont toutes les caractéristiques des fascistes, et les fascistes, les nazis, au moins croyaient-ils en quelque chose. Ceux-là, rien, le néant, la violence gratuite, le mépris de la dignité humaine.

— Tu vois ! Tu vois ! reprit Mme Donzert, ton mari pense comme moi. Pas de religion, pas de principes…

— Laissons là la religion, coupa le pharmacien, je connais des gens qui ne croient ni en Dieu ni au diable et qui sont de fort honnêtes gens…

— C’est difficile de s’entendre, dit sa femme goguenarde, mais Dieu ou pas Dieu, il faut avoir un idéal…

Elle était conciliante : il ne fallait pas trop taquiner Mme Donzert, c’était une femme méritante, qui avait fort bien élevé sa fille, et Martine-perdue-dans-les-bois, tout comme si elle avait été la sienne.

SUR LES PAGES GLACÉES DE L’AVENIR

Mme Donzert leur avait promis de rentrer dimanche pour déjeuner, et Martine et Cécile l’attendaient à l’arrêt de l’autocar, devant le Tabac. Des cyclistes, la jeunesse du pays, mollets nus, pédales immobiles, sifflèrent admirativement. Les deux filles leur tournèrent le dos, depuis l’autre dimanche, elles étaient devenues encore plus circonspectes. Et voici l’horloge qui commence sa distribution lente et longue des heures… Midi…

— Il est en retard, dit Cécile.

Elle parlait du car. Martine pensait à Daniel : il était en retard, ne devait-il pas déjeuner chez le docteur, Martine en avait été informée par Henriette, rencontrée chez la boulangère, Henriette, mine de rien, après tout ce qui lui était arrivé ! et qui, très pressée, emportait trois baguettes : du monde chez le docteur, des gens de Paris et Daniel…

— Tu crois qu’il viendra chercher les invités du docteur au car ?

— Penses-tu, ils viendront en voiture.

Cécile savait bien de qui parlait Martine. Martine continuait à vivre son histoire, bien que, d’histoire, il n’y en eût pas… Du point de vue de la dramaturgie, il ne se passait rien. Et, pourtant, Martine continuait à feuilleter fébrilement les pages, peut-être, peut-être, au détour d’une phrase, allait-elle voir surgir Daniel, net, étincelant, son pull-over noué par les manches autour du cou, le torse, les cuisses, les mollets nus, bronzés… Chaque chose autour d’elle prenait une part active à son histoire sans événements ni intrigue, une histoire passionnante à vous couper la respiration dans l’attente de ce qui allait arriver…

— Le voilà… dit Cécile.

L’autocar sortait sa grosse gueule de derrière la maison du notaire. Il en descendit plus de monde qu’il ne pouvait en contenir ! Les gens du pays disaient : « Bonjour, petites… Bonjour, Mesdemoiselles… Salut, les quilles… » Les Parisiens se retournaient, admiratifs. Enfin, apparut M’man Donzert. Elle avait une robe à fleurs, neuve, son visage était moite et radieux, les lunettes étincelaient. Les filles lui prirent son sac à provisions, sa valise, un carton… eh bien, elle était chargée ! « Des surprises… Ah, quelle course, je suis morte… Mes pieds… j’en peux plus !.. »

Dans la fraîcheur de la maison, les volets fermés, les filles s’affairaient autour d’elle, lui enlevaient ses chaussures, lui apportaient à boire, lui préparaient une douche… Mais Martine ne prouvait rester déjeuner, il lui fallait passer chez sa mère, pour ne pas risquer que l’autre s’amène. Veux-tu être polie pour ta mère ? Il s’agissait d’aller lui faire une visite de temps en temps, sans quoi, il arrivait que Marie commençât à crier qu’on la privait de l’affection de sa fille, qu’elle ne l’avait pas vendue en esclavage ; bref, il valait mieux que Martine y allât… Cette fois-ci, l’urgence ne s’en faisait peut-être pas sentir, mais Martine était déprimée parce qu’elle avait bien compté voir Daniel. Et puis, M’man Donzert n’avait pas essayé de l’en dissuader, elle avait dit même avec une certaine précipitation : « Va, ma fille, Cécile te gardera le déjeuner au chaud, ne te presse pas… »

La rue s’était vidée, les gens de l’autocar devaient déjà être rangés ici et là, autour des déjeuners. Dans les rues désertes, le soleil prenait toute la place, tapait sur les pavés, les pierres des murs… Par les volets fermés sur des fenêtres ouvertes, la radio faisait à Martine un bout de conduite, chantant des mots d’amour. Elle était seule dans la rue. Seule dans la vie. M’man Donzert n’était pas sa mère, sa mère n’était pas une mère, et Daniel n’avait pas paru. Le gros vieux chien de l’entrepreneur de maçonnerie, couché devant la porte, ouvrit un œil à son passage. De la petite maison remise à neuf par des Parisiens, arriva une bouffée de rire… Dans le potager du père Malloire, des soleils regardaient sans sourciller leur confrère céleste. Sa maison était la dernière du pays, après, la rue devenait route goudronnée, et commençaient les champs. Il faisait une de ces chaleurs ! À la lisière de la forêt stationnait une petite quatre-chevaux abandonnée : les passagers devaient pique-niquer quelque part sous les arbres… ou, peut-être, étaient-ce des amoureux et avaient-ils mieux à faire que de manger. Voici le tournant…