Martine avait ralenti le pas : on ne savait jamais ce qui pouvait vous attendre dans la cabane. Elle regardait autour d’elle. Rien n’avait bougé ici depuis le temps où Martine-perdue-dans-les-bois avait habité sous ce toit de tôle rouillée… Le rideau d’arbres jetait une ombre épaisse par-dessus la cabane, l’enclos, jusqu’à mi-route… Les bois, en face, étaient profonds et humides. Au niveau du grillage rouillé, avec les pieux qui achevaient de pourrir à terre, un jeune chien traînant sa chaîne se mit à aboyer et à remuer la queue… Pas trace des enfants, mais Martine perçut un chuchotement, elle revint sur ses pas et se faufila par-derrière sous le toit de l’appentis. Ils étaient tous là, la grande sœur longue et noire comme un pieux pourri qui tenait dans ses bras le dernier-né, les grenouilles de bonne humeur, cinq en tout maintenant au lieu de quatre… Tout ce monde était assis sur la poutre où Martine s’asseyait autrefois avec eux.
— Chut-t-t… firent-ils tous ensemble. Martine enjambait bûches, caisses, planches, fagots…
— Il y a du monde ? chuchota-t-elle.
— Ils n’en finissent pas, murmura la plus petite des grenouilles, on la crève… il y a une heure qu’on attend !
— Si on vient tard, elle gueule, si on vient tôt, elle gueule la même chose… Ah, là là…
Quel âge pouvait-il avoir maintenant, celui-là ? Dans les six ou sept ans… C’est la grande sœur qui montra du doigt le vélo adossé à la cabane, et elle remua à peine les lèvres pour dire :
— Il s’incruste, la charogne ! Saleté, salope… c’est l’heure de la tétée… D’ici que le mioche se mette à brailler. Tu viens manger ?
— J’aime mieux partir… Tu diras à la mère que je suis venue…
Martine tourna le dos à la famille. Ni bonjour, ni bonsoir, personne ne dit rien.
Martine continua à marcher sur le petit-chemin, à peine carrossable, à travers bois : puis elle tourna, prit un sentier, s’enfonça dans la grande forêt, étouffante de l’odeur chaude des pins mêlés aux chênes, aux hêtres, aux ormes… M’man Donzert n’était pas pressée de la voir, après tout elle n’était pas sa fille, elle n’était qu’une étrangère… Martine avait abandonné le sentier et s’en allait sur les mousses, moelleuses comme un tapis en caoutchouc… des branches sèches craquaient sous ses pas, elle glissait sur les aiguilles des pins… Elle se sentait voluptueusement malheureuse. À travers les larmes, ses yeux fureteurs guettaient les champignons, les fraises attardées… Avoir une mère pareille !.. On ne lui en tenait pas rigueur au village, au contraire, on la plaignait, à la voir si propre, si travailleuse… Mais si cela n’avait pas été pour Daniel, elle aurait quitté le village, elle serait partie pour Paris, où personne n’aurait su d’où elle venait, ni quelle mère elle avait. Mais quel espoir pouvait-elle avoir de jamais rencontrer Daniel à Paris, d’autant plus qu’il habiterait sûrement Versailles, puisque son école se trouvait à Versailles… Ici, au moins pendant les jours qu’il passerait au pays, il y avait une chance, une toute petite chance… Non, elle n’avait pas besoin de se dépêcher, personne ne l’attendait, sa mère elle-même ne criait que pour la forme, lorsqu’elle laissait passer les dimanches sans venir, elle criait parce qu’elle ne voulait pas qu’on dise au village : voilà Martine devenue une demoiselle, elle ne fréquente plus sa famille. Martine-perdue-dans-les-bois, assise sous un immense hêtre, sanglotait et remuait autour d’elle les faînes sous lesquelles il pouvait y avoir des champignons : c’était ici un endroit à cèpes.
Partir pour Paris… Qu’est-ce que Paris ? Elle n’y avait jamais été, il y a des gens au pays qui, bien qu’à soixante kilomètres de Paris, n’y sont jamais allés… Martine n’avait jamais été au cinéma, elle n’avait jamais vu la télévision… La radio, ça oui, chez M’man Donzert elle laissait la radio ouverte tout le temps, à tremper dans la musique et dans les mots d’amour… Mais venait M’man Donzert et elle coupait musique et mots d’amour avec l’indifférence du temps qui passe. Le silence qui s’ensuivait était odieux comme de recevoir un seau d’eau froide sur le dos, comme de manquer une marche, comme d’être réveillée au milieu d’un rêve. Pour Martine, cette musique était un vernis qui coulait, s’étalait, rendant toute chose comme les images en couleurs des magazines, sur papier glacé. Mme Donzert était abonnée à un journal de coiffure et elle achetait des journaux de modes où l’on voyait des femmes très belles, et du nylon à toutes les pages, des transparences pour le jour et la nuit, et, soudain, sur toute une page, un œil aux cils merveilleux ou une main aux ongles roses… et des seins dont le soutien-gorge accusait encore la beauté et les détails… Sur le papier glacé, lisse, net, les images, les femmes, les détails étaient sans défauts. Or, dans la vie réelle, Martine voyait surtout les défauts… Dans cette forêt, par exemple, elle voyait les feuilles trouées par la vermine, les champignons gluants, véreux, elle voyait les tas de terre du passage des taupes, le flanc mort d’un arbre déjà attaqué par le pic-vert… Elle voyait tout ce qui était malade, mort, pourri. La nature était sans vernis, elle n’était pas sur papier glacé, et Martine le lui reprochait. Dans la chambre qu’elle partageait avec Cécile, les murs étaient tapissés de photos de vedettes et de pin-up que les deux filles n’avaient jamais vues et qu’elles admiraient éperdument… Il y avait aussi aux murs de leur chambre des pages arrachées à des magazines avec des images de meubles, d’arrangements de jardin… C’était là leur monde idéal, féerique. Martine avait cessé de pleurer : elle regardait avec une attention soutenue les ongles de ses doigts de pied que les sandales laissaient découverts. Et les ongles des mains ?… Bon, tout cela pouvait aller. Si elle quittait le village pour Paris, elle y apprendrait les soins de beauté, ou elle se ferait manucure. Martine n’aimait pas la coiffure, le shampooing incombait toujours à Martine, et les ménagères du village avaient les cheveux sales… Toutes ces têtes aux cheveux ternes, avec la poussière du ménage, le cuir chevelu gras, pelliculeux… Elles se les faisaient laver avant la permanente, et peut-être jamais entre deux… c’est tout dire ! Martine lavait ses cheveux à elle à l’eau de pluie de préférence, et elle les avait brillants, noirs comme le vernis d’une voiture neuve, et les gardait plats, collant à la petite tête ronde. Tout son visage était net, lisse, sur le front droit le trait horizontal des sourcils comme dessinés à l’encre de Chine, soigneusement, chaque poil, et aussi les cils, pas très longs et très fournis, très noirs, comme si elle mettait du khôl à l’intérieur des paupières, ce qu’elle ne faisait pas. Tout dans son visage était régulier et lisse. Et le corps… M’man Donzert n’aurait pas permis que ses jeunes filles à elle fussent « nues sous leur robe » comme cela s’écrit dans les romans d’aujourd’hui, et Martine et Cécile portaient sous leur robe, culotte, soutien-gorge, et par coquetterie un jupon en nylon, avec dentelles… Mais, pour Martine, autant habiller du bronze : ses seins, cuisses, fesses, perçaient, pointaient à travers les étoffes… elle se disait parfois qu’elle n’était peut-être pas si loin des pin-up américaines, et que Daniel aurait pu de temps en temps avoir un coup d’œil pour elle… « Martine, j’aurais aimé me perdre dans les bois avec toi… » C’était tout, tout ce qu’elle avait eu de lui, pour elle toute seule, de lui à elle. C’était tout ce qu’elle avait eu pour garnir sa vie, la seule chose réelle pour nourrir un rêve… et comme toute chose vivante elle se flétrissait, se fanait, devenait poussière. Il aurait encore mieux valu vivre de l’imagination seule, celle-ci au moins était impérissable, elle n’était pas comme le vrai son de la voix qui s’enfuyait, avec l’intonation. Et le regard ?… Il y avait eu les appels : « Martine, tu viens !.. » et le bras de Daniel levé pour le salut… Si on ne l’avait pas appelée… Ah, c’est ainsi que les gens qui vous aiment le mieux font, sans le savoir, votre malheur…