Выбрать главу

— Je me suis renseignée pour le matelas à ressorts… Tu dors, Cécile ?…

Cécile dormait. Martine retourna à Daniel. Non pas qu’elle l’eût quitté, mais quand elle se savait seule éveillée dans la maison endormie, c’était comme si personne ne pouvait entendre ses pensées. Elle était morte d’angoisse, rongée par l’inquiétude et le bonheur… Et s’il allait à nouveau disparaître ? Si cela devait recommencer ? L’attente ! La patience l’abandonnait, elle n’en pouvait plus… Ils avaient pris rendez-vous pour le samedi suivant, là-bas, sous les arcades. Daniel habitait au foyer de l’école, à Versailles, mais ne lui avait-il pas dit que les élèves étaient libres de sortir et de rentrer quand ils voulaient, que ce n’étaient pas des internes. Et, pourtant, il ne lui proposait pas de la revoir tout de suite, le lendemain… Il était raisonnable, il faisait ses études raisonnablement, il n’avait pas l’intention de sécher des cours pour elle. Il voulait bien la voir le samedi parce que, même s’il rentrait tard, il pouvait dormir le lendemain. Elle, elle était prête à ne plus jamais dormir de sa vie, pour ne pas en perdre une miette, pour voir Daniel, entendre sa voix, sentir ses lèvres sur sa main… Il n’avait même pas essayé de l’embrasser… Ah, mon Dieu, Martine n’en pouvait plus, sûr qu’elle allait en mourir, de cette attente, maintenant qu’elle pouvait compter les jours, les heures, les minutes-La vie réelle, c’était une chose atroce, elle allait son chemin, l’ogresse. Il fallait que Martine dormît pour Daniel, de quoi aurait-elle l’air ce samedi prochain… Et Martine s’endormit aussitôt.

AU SEUIL D’UNE FORÊT OBSCURE

Daniel Donelle se rappelait bien Martine-perdue-dans-les-bois, assise sur une borne, à l’entrée du village : elle l’attendait, et il savait bien que c’était lui qu’elle attendait. Lorsqu’il la rencontrait par hasard, et qu’il la voyait prête à défaillir, c’était, semblait-il, simplement d’émotion, comme si, pour elle, il n’y avait ni hasard, ni surprise, comme si chaque instant de sa vie elle l’attendait. Même à Paris, lorsqu’il l’avait rencontrée, sous les arcades, place de la Concorde, à la façon dont elle le regarda sans un bonjour, on aurait pu croire que Daniel était en retard au rendez-vous qu’ils s’étaient donné ici même, et qu’elle boudait à cause de ce retard. Elle répondait à peine, regardait ailleurs… Elle l’aurait sûrement suivi dès ce premier soir, seulement lui, l’idée ne lui en était pas venue, comme ça tout de suite. Une jeune fille, si jeune fille, sans coquetterie, et une payse par-dessus le marché. Au village, cette enfant amoureuse qu’il voyait grandir, lui inspirait une sorte de respect pour ce qu’il connaissait de l’imagination diffuse, timide, du brouillard physique dont il venait de sortir lui-même. Honnêtement, il entendait ne pas donner matière aux divagations dont il se savait le centre sans en tirer vanité : ce n’était qu’une fillette. D’autres amours attendaient Daniel au village, il en était fort occupé, et Martine était bien le dernier de ses soucis. Pourtant, une nuit, devant le château embrasé de la petite ville de R…, une silhouette blanche à contre-jour l’avait attiré, c’était du marbre auquel il manquait un piédestal… Il avait reconnu Martine, et elle lui avait paru admirable ! Lorsque d’un seul coup toutes les lumières s’étaient éteintes, la nuit complice l’avait poussé à parler, et, séducteur et troublé, il avait dit à cette femme nocturne : « Martine, je me serais bien perdu dans les bois avec toi… » Heureusement quelqu’un avait appelé : « Martine !.. » et le charme rompu, il avait pris la route… Heureusement, parce qu’en réalité ce n’était que la petite Martine aussitôt oubliée.

Dans cette brasserie, près de la gare Saint-Lazare où ils étaient allés le soir de leur première rencontre sous les arcades, il avait voulu lui parler de cet instant où les lumières s’éteignirent. Curieux, ce n’était pas si simple… Il parla d’abord de la fête, de l’élection de Miss Vacances, et comment Martine l’avait emporté sur toutes les autres candidates… Martine protestait, elle trouvait cette histoire ridicule ! Pourquoi donc, ridicule, ce n’est pas gentil qu’une bonne centaine de garçons, entre autres, vous assimilent au beau temps, à la liberté, au grand air, au ciel ?

— Non, dit Martine, les vacances, c’est les papiers gras.

— Des papiers gras, les vacances ? — Daniel était scandalisé : retenir des vacances les papiers gras ! D’ailleurs nos propres papiers gras sont des souvenirs de bons sandwiches, d’un déjeuner sur l’herbe, de nos plaisirs… de cette façon, les papiers gras des autres se parent du plaisir de ces autres !

Martine l’avait regardé curieusement :

— Vous avez de la chance de sentir ainsi. Moi, je suis née dégoûtée.

Daniel n’avait pas insisté… Il était un peu dégoûté de cette fille.

— Ce soir, dit-il, ce n’étaient pas les vacances des papiers gras… Il y avait eu le château, blanc de lumières, et, soudain, la nuit… J’étais près de vous…

— Je me souviens.

Daniel s’alarma : peut-être ce souvenir était pour elle encore quelque chose de grave ? Mais se trouva aussitôt fat et imbécile, et continua à faire du charme…

Oui, elle l’aurait suivi, dès ce premier soir. Et, lorsque, une nuit, au-dessus de la Seine, dans le noir et le froid, il l’eut embrassée, il se sentit tomber verticalement dans une passion profonde et noire comme la nuit, avec tout ce que ces ténèbres l’empêchaient de voir dans ses profondeurs. À l’entrée de cette nuit, à l’orée d’une sombre forêt, il y avait un appât et un danger mortel : Martine. Daniel Donelle avait le goût du risque et de l’aventure, cette fille l’attirait.

Martine l’avait suivi dans une chambre d’hôtel dès qu’il le lui avait demandé. Depuis, ils se voyaient souvent, de plus en plus souvent. Il fallait la jeunesse, la robustesse de Daniel pour suffire à ses deux passions : Martine et les études. Car il avait la chance d’être amoureux de la science, et il se reprochait à part lui, comme un sportif avant un match, de gâcher sa forme en faisant l’amour avec folie. Mais il ne pouvait, ni ne voulait dominer aucune de ses deux passions, et vivait comme un possédé.

Une fille qui se donne à vous avec cette simplicité, cette confiance, sans rien demander, ni avant ni après, ni promesses ni mots d’amour… Elle était à lui, et n’en faisait pas mystère. Une fille si jeune, si belle, jamais Daniel n’avait connu une créature aussi parfaite, de la tête aux pieds ! Presque trop parfaite, « cela nuit à ta beauté !.. » lui disait-il parfois, dans l’émerveillement devant Martine tout entière.

Ils n’avaient pas beaucoup le temps de se parler, leurs rendez-vous étaient brefs. Parfois, un dimanche, ils sortaient dans les rues de Paris, marchaient sans but, pressés de rentrer. Ils n’avaient pas toujours où rentrer, l’hôtel était cher, même quand il était médiocre, louche. Daniel avait un copain de la Résistance, un Parisien, étudiant à la Faculté des lettres, en train de passer sa licence et qui habitait chez ses parents, mais une chambre indépendante, à un autre étage. Quand ce copain ne l’occupait pas lui-même, il en donnait la clef à Daniel. Il y avait un lit-divan large et bas, et dans l’absence d’une table de chevet, à côté, sur le carrelage, des paquets de cigarettes vides, des allumettes usées, des livres et des feuilles couverts d’une petite écriture serrée… Des livres, il y en avait un peu partout, saupoudrés de cendres, et aussi des affaires qui traînaient, le pantalon de pyjama en boule, les pantoufles chacune à un bout de la pièce, une cravate fripée sur le dossier de l’unique chaise. Il y faisait froid en hiver, et assis côte à côte, ils attendaient que le petit radiateur parabolique ait un peu dégourdi l’air… Pendant les fêtes de Pâques, ils avaient eu à leur disposition l’appartement de la sœur de Daniel, la fleuriste, partie avec les enfants chez le père Donelle. Ici, il fallait faire prudemment disparaître toute trace de leur passage, Dominique, la sœur, l’aurait peut-être trouvée mauvaise que Daniel amenât « des femmes » chez elle.