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Et rien de tout cela n’avait la moindre importance.

Cette fois, ils eurent du temps devant eux, et c’était le printemps. Pour la première fois se réveiller ensemble, pour la première fois voir les gestes de Martine se levant, faisant le café, pour la première fois se coiffer, se laver, s’habiller sans hâte, pour la première fois ne pas s’aimer à la sauvette. Avoir du temps devant soi et le printemps… Toute la journée à traîner ensemble, la Seine, les boutiques de la rue de Rivoli, l’embrasement nocturne comme là-bas, multiplié par Paris, par ses pierres, par l’amour, là, à toucher… Un autre jour, c’était la campagne, les arbres du parc à L’Hay-les-Roses, et ce qu’on voyait des roses par-dessus l’enclos. Ils parlaient, peut-être un peu chacun pour soi, il y aurait eu trop à dire, toute une vie… La cabane de Martine, la prison de Daniel, ce jeune passé très lourd, ils l’évitaient, mais déjà le présent seul… Comment, par exemple, introduire Martine dans la passion que Daniel avait de la génétique ? Les greffes, les hybrides, la fécondation artificielle, la création de roses nouvelles… Daniel cherchait à obtenir par des croisements une rose qui aurait le parfum des roses anciennes, et la forme, le coloris des roses modernes… Martine s’étonnait : il y avait des roses anciennes et modernes ? Jamais elle ne se serait doutée de cela ! Daniel aurait voulu lui montrer tout de suite, les dessins anciens et les catalogues récents de rosiéristes, elle aurait vu que les roses se démodaient comme les robes, exactement ! Tous les ans, au mois de juin, les rosiéristes, comme les couturiers, présentent leur nouvelle collection… Mais la création de roses, nouvelles par la forme, la couleur, les dimensions, la vigueur, la résistance aux maladies, était une affaire scientifique… c’est-à-dire que lui, Daniel, comme en général ceux qui ont fait des études, considérait que l’on peut obtenir des nouveaux hybrides non pas à tâtons, mais scientifiquement, tandis que l’ancienne école laissait la création à l’intuition et à l’expérience du rosiériste. Son père à lui n’avait pas le temps de s’occuper de créations nouvelles, il se contentait de reproduire les créations des autres… C’est une grande famille, les Donelle : il y a Dominique et les petits, elle est veuve depuis trois ans et, sans son mari, les affaires ne marchent pas ; il y a les trois cousins, ceux du village, que Martine connaît, eux aussi travaillent dans les pépinières et il faut assurer leur vie… Daniel devenait distrait, il y avait quelque chose qui n’allait pas ? Oh, non, c’est-à-dire, lui, aurait voulu profiter du fait que son père avait ces grandes plantations de rosiers pour faire des expériences, et si son père faisait des objections c’est que les expériences coûtent cher, mais Daniel en serait venu à bout, s’il n’y avait pas le cousin, tu sais l’aîné, eh bien, lui est contre les expériences, parce que c’est un fieffé réactionnaire… Mais parlons d’autre chose, veux-tu ?

Martine retenait tout ce que disait Daniel, elle comprenait tout très bien, même lorsqu’il se lançait dans les histoires compliquées de chromosomes et de gènes… seulement, elle s’ennuyait ! C’était visible. De ce que Daniel lui racontait, l’intéressaient les éléments qui lui permettaient de comprendre les conditions de vie de Daniel, des rapports familiaux, et ceci dans la mesure où son avenir en dépendait. Bernard, pensait Martine, l’aîné des cousins, en voulait à Daniel, parce que les Boches dans lesquels il avait mis sa confiance avaient perdu la guerre, les cochons, et qu’un Daniel, au lieu d’être fusillé, était devenu un héros ! Les chromosomes n’étaient certainement pour rien, pensait encore Martine, dans les difficultés que Daniel pouvait avoir avec lui. Et lorsqu’ils n’étaient pas ensemble, elle s’endormait en pensant à ce Bernard qui voulait empêcher Daniel de découvrir la rose très parfumée et lui bouchait l’avenir. Elle le haïssait.

Elle pénétrait dans le monde de Daniel bien plus facilement que lui dans le sien. Il se perdait dans les noms de ses amies de l’Institut de beauté, confondait Mme Denise et Ginette, bien que Mme Denise, la directrice, fut une femme très distinguée, les cheveux blancs, le visage jeune, toujours impeccable, et Ginette rien qu’une gentille petite manucure comme Martine, c’est elle d’ailleurs qui a appris le métier à Martine à ses débuts à l’Institut, c’est peut-être la meilleure manucure entre toutes et voilà pourquoi Martine la fréquentait, autrement elle n’était pas bien intéressante. Mme Denise, elle, d’une bonne famille, même à particule… n’empêche qu’elle a dû faire le mannequin, revers de fortune… Maintenant, elle a un ami, représentant d’auto, ancien coureur, un type très chic, sûr qu’ils vont se marier.

Daniel s’ennuyait : que Mme Denise se marie ou non, lui était indifférent, il faut dire. Cécile et M’man Donzert réveillaient son attention, parce qu’il les connaissait un peu. Martine partageait la chambre de Cécile… L’appartement avait trois pièces, salle de bains et cuisine, très modernes, du rustique dans la salle à manger… un tapis dans l’escalier, l’ascenseur… impeccable ! Mais maintenant on construisait des maisons encore plus modernes, toutes nettes, lisses, avec des couleurs vives à l’intérieur des balcons qui ressemblent à des loges… Cécile ne voulait pas coucher avec Jacques avant le mariage, et ils n’avaient pas d’appartement pour se marier, ni d’argent pour en acheter un, même pas à crédit. M. Georges et M’man Donzert n’avaient pas fini de payer le leur.

Quand il eut entendu ces histoires une fois, deux, etc., elles perdirent de leur intérêt, même tombant des lèvres de Martine. Daniel les arrêtait en l’embrassant. Le monde de Martine était si petit, et elle ne tenait point à l’agrandir. Et, par exemple, elle ne lisait jamais. Daniel avait fini par s’en apercevoir, il voulait savoir pourquoi.

— Les histoires des autres m’embêtent, dit-elle tranquillement, j’ai déjà assez de mal avec la mienne.

Daniel était stupéfait, il ne trouva rien à dire… Martine semblait ne pas savoir ce que c’était que la création, l’art. Curieux, Daniel l’avait emmenée à une exposition dans une galerie de tableaux, une rétrospective d’œuvres classiques, des modernes. Qu’allait-elle aimer là-dedans ?

— Rien, dit Martine, j’aime mieux la toile sans peinture dessus, propre…

Daniel s’en trouva encore stupéfait. Formidable, cette négation de l’art, à l’état pur ! Martine était quelqu’un d’exceptionnel. Et combien étrange cet emportement avec lequel elle disait : « C’est beau ! » devant une devanture où étaient exposés des objets pour orner des intérieurs… Martine aimait ce qui était neuf, poli, verni, net, lisse, satiné, « impeccable » ! Daniel avait découvert cela, et la taquinait… Il lui disait qu’elle était une affreuse, une adorable, une parfaite, une impeccable petite bourgeoise ! Dans ses goûts esthétiques, s’entend… Parce que pour la force des sentiments, la liberté, elle était une femme véritable. Alors son ignorance de l’art, sans précédent il faut dire, et le goût de la camelote en même temps, ne jouaient aucun rôle… Cela n’empêchait pas Martine de très bien s’habiller, par exemple, et avec trois sous. Daniel tombait en extase devant ce que Martine avait pour lui d’inédit, et, par là-même, de mystérieux… Dire que même dans la nature Martine était touchée par l’impeccable ! Par le ciel, le soleil, la lune, les horizons lointains, parce que la distance les rendait sans défauts visibles, appréciables.