— Alors, lui dit Daniel, dans cette chambre zébrée par les persiennes, d’une petite auberge de campagne, si tu n’aimes que les choses impeccables, comment supportes-tu ce durillon que j’ai au pied ?
— Mal…
Avec Martine, si on ne voulait pas s’attirer des réponses désagréables, il ne fallait pas poser de questions dangereuses. Daniel, nu dans les draps rêches de l’auberge, cessa de jouer avec ses pieds sur la fraîcheur des barreaux métalliques du lit, il éclata de rire ! Cette Martine, elle était directe ! Nue, elle aussi, sagement couchée auprès de lui, s’écartant un peu : il faisait si chaud par ce mois de juin torride. Soudain, il cessa de rire :
— Alors, dit-il, si je perdais mes cheveux, ou si je prenais du ventre… ou s’il m’arrivait un accident, ou si, simplement, il y avait la guerre et que je rentre défiguré ?…
— Toi… Martine s’écarta un peu de lui. Toi, tu es le commencement et la fin. Toi, tu pourrais te rouler dans l’ordure… Je te laverais.
Ce fut cette petite conversation qui décida de tout. Daniel était un personnage romanesque, un savant, mais aussi un paysan. Ce n’est pas pour rien qu’il lui venait peu à peu ce regard rêveur et placide, un regard d’une innocence végétale, lointain et attentif, patient et résigné, l’œil du savant au-dessus du microscope, et du paysan sur sa terre… Ce regard exprimait une structure intérieure : comme les paysans, ses aïeux, il construisait sa vie de façon qu’elle tînt, avec des gros murs, du chêne, des poutres énormes… L’amour de Martine était fait d’un matériau impérissable, tel qu’on en concevait jadis.
Y a-t-il donc des passions anachroniques ? Personne n’est allé chercher dans les dossiers de la cour d’assises une réponse à cette question. D’ailleurs, pourquoi chercher la réponse dans les statistiques du crime ?… La passion ne se mesure pas au crime… Pourtant, elle faisait penser au crime, la passion totale de Martine. Pas une passion de série, pas du préfabriqué, de la matière plastique. Et c’est pour cela que des mots se sont mis à parler de la passion profonde et noire comme la nuit, de ce que ces ténèbres empêchent de voir dans ses profondeurs. De Martine, se tenant à l’entrée de la nuit, à l’orée d’une sombre forêt, y attirant le voyageur, l’y entraînant… Daniel la suivait, c’était un homme.
L’UNI-PRIX DES RÊVES
M’man Donzert pleura. De soulagement, d’attendrissement. Depuis un an que cela durait, la maison était écrasée sous le poids d’un secret qui n’en était pas un, le poids du silence sur ce que chacun savait : Martine couchait avec Daniel Donelle. Elle ne s’en cachait même pas. C’est-à-dire qu’elle prévenait lorsqu’elle comptait dîner dehors, rentrer tard, ou ne pas rentrer du tout, découcher et se rendre directement au travail. La première fois qu’elle était restée dehors jusqu’à quatre heures du matin, elle n’en avait prévenu personne, pour la bonne raison qu’elle n’en avait rien su elle-même d’avance. M’man Donzert, folle d’inquiétude, était allée au milieu de la nuit réveiller Cécile qui dormait paisiblement : Martine ne lui avait vraiment rien dit au moment de partir ? Et si ce n’était pas Daniel, s’il lui était arrivé un accident ?…
— Laisse faire Martine, M’man, elle sait ce qu’elle veut…
Toute mince et chaude au creux de son lit, Cécile mit sa tête blonde sur la poitrine de sa mère, ses bras autour d’elle :
— Ne lui dis rien, Maman, je t’assure, promets-moi de ne rien lui dire ! C’est trop grave… Tu sais qu’elle aime Daniel depuis toujours, rien ne pourrait l’arrêter, de toute façon.
M’man Donzert le savait, la force du sentiment qui possédait Martine était telle que tout ce que M’man Donzert aurait pu lui dire sur son avenir, sa réputation, le péché, tout aurait été mesquin et disproportionné… Et voilà que Cécile s’était mise à pleurer :
— Ne lui dis rien, Maman, je t’en supplie… Elle a sûrement raison, et elle est plus heureuse que moi…
En attendant M’man Donzert, M. Georges se tournait et se retournait dans son lit. Cet homme pacifique aurait avec plaisir cassé la figure à ce Daniel qu’il ne connaissait pas, parce que si accident il y avait… M’man Donzert revint se coucher à ses côtés :
— Mon pauvre Georges, dit-elle en pleurant doucement sur son épaule, tu ne croyais peut-être pas qu’en me prenant avec deux grandes filles tu aurais tant de soucis… C’est pire que lorsqu’elles étaient en bas âge…
— Ça va se tasser, ma mie, tu sais bien, les jeunes filles… Tu te rappelles bien, nous deux… Ah, si je les tenais, les gredins, ces Daniel et ces Jacques…
— Chut-t-t !.. M’man Donzert éteignit précipitamment : la clef dans la serrure, le pas de Martine, sur la pointe des pieds. La maison dormait…
Au petit déjeuner, pendant qu’elle grillait le pain, le dos tourné à la table, M’man Donzert dit :
— Une autre fois, tu nous préviendras, on te croyait morte…
— Je vous demande pardon, M’man Donzert…
— Tu fais bien ! M. Georges tournait les pages de son Parisien libéré avec force : — Tu as encore la troisième manche à gagner, fillette…
Bref, on avait passé par des moments pénibles toute l’année et plus… Et voilà que Martine annonçait son mariage avec Daniel Donelle ! M’man Donzert en pleurait, M. Georges baisait les mains de toutes ses femmes, et Cécile, les joues en feu, ses yeux pervenche humides, regardait Martine comme si elle ne l’avait jamais vue.
À l’Institut de beauté, l’annonce des fiançailles fit sensation… Une jeune fille qui se marie, c’est ravissant ! Tous les hommes sont toujours un peu jaloux des jeunes fiancées, et les femmes un peu mélancoliques, elles pensent à leur propre histoire… À l’Institut de beauté, on portait les couleurs de la maison, bleu ciel et rose, on était très sentimental et famille et midinette, on rêvait titres et particules, couple idéal, premier baiser, voile de mariée, enfin seuls, layette… Les fiançailles ! Le plus beau moment de la vie d’une femme ! Mme Denise fit apporter du Champagne… Il y avait déjà trois ans que la petite Martine travaillait dans la maison, et l’on n’avait qu’à s’en louer. La petite déesse, comme on se plaisait à l’appeler, avait ces derniers temps perdu le repos, on voyait bien qu’il y avait anguille sous roche ! Mais qui était l’heureux élu ? On grillait de curiosité. Étudiant ? Il sera ingénieur horticole ? Mais ces deux mots ne vont pas ensemble ! Eh bien, si, c’est comme ça ! Et après ? Il s’occupera de roses… C’est extraordinaire ! Et c’est une famille où c’est comme ça de père en fils ! Son fiancé apprenait à créer des roses nouvelles comme on crée des robes, expliquait Martine. Dieu, que c’est étrange… Le barman, tout en blanc, avec des sortes de galons sur les épaules et une allure de tous les diables, qui se tenait au bar du réfectoire et servait des consommations aux clientes dans les cabines, dit avec un fort accent russe que les dernières paroles du tzar Nicolas II, lorsqu’il dut abdiquer, furent : « Je pourrai maintenant m’occuper de mes rosiers… » Un ange passa. On trouvait aussi que Daniel Donelle était un joli nom. Et à quand le mariage ? Déjà cet été ? Eh bien, vous êtes pressés tous les deux ! « Vous m’inviterez bien à la noce ? » dit Mme Denise au comble de la gentillesse.
Le lendemain, Martine reçut une immense corbeille de roses venant du fleuriste le plus chic de Paris, avec une carte portant les signatures de tout le personnel de l’Institut de beauté. On avait de ces jolies pensées dans la maison bleu ciel et rose. Puis cela se calma, bien que chacun essayât d’être toujours agréable à la plus jolie des fiancées.