Cécile avait raison lorsqu’elle disait à Mme Donzert qu’il fallait laisser Martine tranquille, qu’elle savait ce qu’elle voulait. C’était vrai, il y avait chez Martine une détermination presque sinistre, tant on la sentait irrévocable. En toute chose. Si, après de longues réflexions qui l’empêchaient de dormir, elle se décidait pour un tailleur classique bleu marine, des escarpins de la même couleur et un chapeau blanc, il les lui fallait exactement tels qu’elle les avait imaginés, le tailleur et les escarpins et le chapeau… Un bleu marine franc, ne tirant pas sur le gris ni sur le violet. Pour les chaussures, « un talon de quatre centimètres. Ni trois et demi, ni quatre et demi. Quatre. La vendeuse la plus adroite n’aurait pu persuader Martine que la couleur des chaussures, qui lui allaient à la perfection, collait à la couleur de l’échantillon du tailleur : elle voyait une petite différence, un petit ton, un rien qui n’était pas tout à fait ça. Lorsque Martine avait une idée en tête, et même lorsque cette idée était un rêve, elle n’en démordait pas, et une fois qu’elle s’était imaginé ce tailleur bleu avec des chaussures comme ci ou comme ça, elle ne pouvait supporter la déchéance de ne pas les avoir exactement à l’échantillon de son rêve, en dévier lui semblait un compromis indigne, quelque chose comme si elle s’était contentée d’un laissé pour compte.
Elle était ainsi, en amour et en chaussures. Elle rêvait, mais ses rêves avaient la précision d’une décision mûrement réfléchie. Depuis toujours Martine rêvait avoir pour mari Daniel. Lui ou personne. Voilà c’était son seul rêve chimérique, et dont elle n’était qu’une proie passive. Tous les autres rêves de Martine étaient modestes et réalisables, il s’agissait pour elle de veiller à leur réalisation, et elle le faisait, très activement.
Elle ne rêvait ni de fortune ni de gloire. Elle rêvait d’un petit appartement moderne dans une maison neuve, aux portes de Paris. Comme Daniel devait, après l’École d’Horticulture, travailler chez son père à la pépinière, cet appartement n’avait aucun sens, disait-il. Mais Martine insistait avec véhémence : ne pas avoir de logis à Paris, voulait dire s’enterrer à la campagne pour toujours ! Il fallait, pour ne pas la désespérer, qu’ils aient un appartement bien à eux, ni à M. Donelle père ni à M’man Donzert, à eux. Un couple qui vit chez les autres… Il fut décidé en conseil de famille que M’man Donzert, M, Georges et Cécile achèteraient pour Martine un appartement, cela serait leur cadeau de mariage. Et Daniel regardait avec stupéfaction pleurer Martine qui avait raté le dernier appartement disponible dans la maison qui lui plaisait, exactement ce à quoi elle avait rêvé, un appartement dans leurs prix, donnant sur des arbres. Daniel regardait avec curiosité les grosses larmes couler sur les joues parfaites de Martine… Pleurer pour un appartement ! Voyons, toi, perdue-dans-les-bois, qui ne pleures jamais, pour un appartement ! Ces larmes épaississaient pour Daniel le merveilleux mystère de Martine… Quelle fille étrange !
Elle rêvait de son mariage à l’église… « Écoute, Martine, disait Daniel, tu ne dis pas cela sérieusement ? Pourquoi ? Déjà la mairie, c’est bouffon, mais alors, l’église ! Voyons, si tu étais croyante, tu n’aurais pas commis ce péché mortel et mignon, tu vis comme une païenne, selon la nature, ma douce enfant, qu’est-ce qui te prend maintenant ? Tout cet argent à des curés, foutu, quand on pourrait se payer un petit voyage, une lune de miel un peu plus longue, écoute, je n’ose pas demander au paternel de l’argent pour une noce !.. »
Au dîner, chez M’man Donzert, où Daniel avait été invité au titre officiel de fiancé, il avait trouvé à ce sujet une entente parfaite : Cécile parlait sans arrêt de sa robe de demoiselle d’honneur, rose, bien sûr, ah, mais cette fois-ci Martine serait en blanc et non en bleu ciel ! Et est-ce que, dans la famille de Daniel, il y avait des enfants suffisamment jeunes et gentils pour porter la traîne ? Le voile irait divinement bien à Martine… Et lorsque Daniel, courageusement, proposa le mariage civil seul, avec juste des témoins, et le départ immédiat, sans noces, ni banquet… M’man Donzert posa la fourchette, et se précipita à la cuisine — en l’honneur des fiançailles, on mangeait dans le salon rustique — pour cacher ses larmes.
M. Georges se mit à parler de l’attitude qu’un galant homme se devait d’avoir vis-à-vis des femmes… Puisque les femmes rêvaient à la solennité de l’église, à la blancheur au seuil de leur vie d’épouses, un galant homme se devait de leur donner cette joie…
LE « WHO IS WHO » DES ROSES
Le repas de noces, après l’église et la mairie, eut lieu dans une auberge sur une route nationale. La rapidité avec laquelle Martine fit son choix parmi tous les restaurants qu’elle avait été voir laissait supposer qu’il y avait belle lurette que ce choix était fait, autrement, à peser le pour et le contre, elle aurait épuisé tout le monde avant de se décider… En effet, un jour que Ginette avait emmené Martine dans celle auberge, encore bien avant que celle-ci n’eût rencontré Daniel sous les arcades, Martine s’était dit qu’elle aurait aimé revenir ici pour le repas de ses noces avec Daniel.
Une maison pimpant neuve, en plein sur la nationale, sans un arbre autour, avec, sur la route goudronnée, des baquets blancs cerclés de rouge, dans lesquels agonisaient des géraniums. Les voitures arrivaient l’une après l’autre et se garaient dans une sorte de cour, à droite de la maison. La quatre-chevaux des jeunes mariés, cadeau de M. Donelle père, était déjà là : d’un gris souris, soignée dans tous les détails, on voyait bien que Martine était passée par là. Il y avait la voiture de cet ami de Daniel, qui prêtait sa chambre à Daniel et Martine lorsqu’ils n’avaient où cacher leurs amours. Puis est arrivé le car avec la jeunesse, des amies de Cécile, des dactylos de l’Agence de Voyages, et des étudiants de l’Ecole d’Horticulture, des copains de Daniel : Martine avait exigé des danseurs, c’était minable de voir des jeunes filles danser entre elles ! Le père de Daniel descendait de sa vieille Citron familiale, accompagné de Dominique, la sœur de Daniel, celle qui était autrefois fleuriste, et les deux enfants de celle-ci… Le nez en l’air, M. Donelle se mit au milieu de la route pour regarder l’auberge. Il était grand, maigre, courbé comme la première moitié d’une parenthèse, la poitrine rentrée, habillé de vêtements flottants, foncés, comme pour un enterrement.
— Imaginez-vous, criait-il, que cette maison m’intéresse ! Ravi d’y venir… Depuis le temps que je passe devant quand je vais à Paris… Une vieille, brave maison… La voilà Auberge ! Et comme enseigne, c’est trouvé ! Au coin du bois… Pourquoi pas, Au coin d’un bois.’… Au coup de fusil ! Je me demandais qui aurait le courage d’affronter la maison… Eh bien, c’est nous !..
— Papa, tu vas te faire renverser par une voiture, à rester au milieu de la route…
Dominique, sa fille, lui ressemblait, grande et un peu voûtée, avec une lourde chevelure noire, mais probablement aussi réservée que son père était bavard et exubérant.
— Vous remarquerez, continuait à crier M. Donelle, en entrant dans la maison, qu’il n’y a pas un chat ici ! Ne croyez pas que c’est à cause de la noce, non, je n’ai jamais vu une voiture devant, ni un client dans le jardin !
M’man Donzert et M. Georges, la vieille cousine chez qui M’man Donzert couchait lorsqu’elle venait autrefois du village, le pharmacien et la pharmacienne qui avaient amené tout ce monde, venaient derrière… M’man Donzert, très excitée, traversa vite la salle pour aller au jardin : on mangeait dehors.
— Les enfants sont déjà là, monsieur Donelle, j’ai vu leur voiture, un petit bijou… Je me dépêche, j’aimerais voir comment cela se passe pour le déjeuner…