— Tout est en ordre, Madame, vous serez satisfaite, et la jeune mariée aussi, dit le patron qui se tenait au milieu de la salle et saluait les invités.
La salle était sombre et fraîche, protégée par de très gros murs et on se rendait bien compte que la maison portait des siècles sur le dos, ses poutres taillées à la hache, la cheminée en pierre sculptée. Le nouveau propriétaire avait mis, le long des murs, des banquettes tendues de vinyle rouge feu, et les tables à dessus de matière plastique, rouge également. Un bar, des bouteilles, un parquet de dancing en bois jaune, verni. Aux murs, entre des bassinoires et des chaudrons en cuivre, photos de jockeys, de chevaux et nus artistiques. Le patron était somptueux : grand, le torse imposant, les hanches étonnamment étroites et un gros ventre ovale en forme d’œuf qui n’allait pas avec le reste, comme surajouté. Avec ça, une tête de César, très brune et autoritaire… Peut-être venait-il de Marseille, via Montmartre. Il salua très bas Mme Denise, impeccable avec ses cheveux blancs et sa robe de chez Dior, accompagnée de son ami, un ancien coureur d’auto, maintenant représentant de luxe d’une marque d’auto particulièrement chère, qui avait l’élégance du mécano et du sportif, hâlé, sec, le ventre rentré… Sa voiture blanche, décapotable, était une pure merveille, surtout pour qui s’y connaissait. Mme Denise avait pris dans leur voiture Ginette et son petit garçon, Richard, excessivement blond, les fesses rebondies… Ginette, habillée de couleurs pastel, était toute poudre de riz, crèmes et parfums. Au fond de la salle sombre, le soleil découpait comme au couteau le rectangle aveuglant de la porte menant au jardin.
C’était là qu’était dressée la table. Le gravier crissait sous les pas des invités. Le soleil tapait, et il n’y avait pas l’ombre d’ombre, le jardin encore tout jeune, juste quelques baliveaux de tilleuls avec leurs tuteurs, de jeunes branches courtes, des feuilles claires et vernies. Ici et là, sur des supports en ciment, de gros pots en grès avec du géranium, et au milieu de ce petit désert, un puits en meulière, pièce purement décorative, puisqu’il n’y avait pas d’eau au fond… mais un rosier grimpait sur la margelle et, généreux, couvrait d’un flot de petites roses pompon le faux-semblant du puits. Pour avoir un peu d’ombre, on avait rapproché les tables rondes, à parasols, ce qui, à cause des creux en x entre chaque deux tables, ne constituait pas une seule tablée… M’man Donzert pensait à part soi que Martine n’aurait pas pu choisir plus mal, que les jeunes croient toujours savoir mieux, et que c’était une véritable catastrophe ! Enfin, avec le soleil, le jaune des parasols, le rouge et le blanc des fauteuils en lames de bois, eh bien, au bout du compte, cela faisait gai !..
Et le repas fut excellent, mieux que ça, succulent, abondant… M’man Donzert se disait que, vraiment, il faut être juste, pour le prix c’était incroyable ! Et les vins, les alcools… On était quand même quelque chose comme quarante à table… Il faisait une chaleur ! M’man Donzert avait enlevé ses chaussures sous la table, clandestinement. Les gosses de Dominique, débarrassés de leurs chemisettes empesées et de leurs chaussures en daim blanc, remuaient délicieusement les orteils et couraient dans le jardin, torse et pieds nus. Les jeunes filles et jeunes gens s’étaient sauvés dans la salle fraîche, avant la bombe glacée et les fruits : on allait les servir à l’intérieur… En attendant, ils faisaient marcher le pick-up à toute pompe. L’ombre de la maison recouvrait maintenant un tiers du jardin, les trois garçons qui servaient à table, d’une bonne humeur inaltérable comme il se doit lors d’une noce, avaient installé dans cette ombre des transatlantiques, des tables, et l’on pouvait un peu se reposer après le repas, dans une fraîcheur relative, avec café et alcools…
Mme Denise était très contente de sa journée, elle avait eu bien raison de faire ce geste, d’assister au mariage d’une gentille employée, et elle ne s’était guère attendue à y trouver un homme aussi distingué que M. Donelle… La sœur du marié, cette grande bringue, n’était pas mal non plus. Sans parler du repas ! Daniel était certainement un garçon bien élevé, un peu intimidant même… Assez attirant.
— Vous avez un beau métier, monsieur Donelle… dit-elle au père de Daniel, sirotant un café délicieux.
— C’est un métier qu’on a chez nous dans le sang, Madame… Daniel et ses cousins sont la quatrième génération des Donelle rosiéristes… — Le regard que M. Donelle tournait vers Mme Denise avait la même innocence végétale que celui de son fils : — Et mes petits-enfants que vous voyez là, s’ils restent fidèles aux traditions, seront la cinquième.
La cinquième génération était en train de taquiner des dindons qui se trouvaient de l’autre côté d’un grillage : Paulot, un garçonnet d’une dizaine d’années, la tête ronde et les cheveux en brosse, tel qu’était Daniel à son âge, et la petite sœur, Sophie, qui ressemblait à sa mère, mais promettait encore tout ce que l’autre n’avait pas tenu… elle était brune comme sa mère avec les mêmes grands cheveux noirs, et une timidité excessive qui lui liait bras et jambes dès qu’on la regardait, et mettait dans ses yeux une expression d’angoisse, une brume adorable…
–’… Ce petit, continuait M. Donelle, sait déjà greffer un rosier, il suit les ouvriers pas à pas… Il est né en 1940, et mon grand-père, le premier qui ait aimé les roses dans la famille, à ma connaissance, est né en 1837. Il était le plus jeune d’une famille nombreuse et mon arrière-grand-père l’avait placé à quinze ans au château voisin comme aide-jardinier…
— Un peu comme les cadets des grandes familles anglaises, qui n’héritent pas et sont obligés de courir le monde… intervint Mme Denise, rêveuse.
— Si vous voulez… bien que nombreuse et grande ne soit pas la même chose ! Il se trouvait que le propriétaire du château, le comte R…, était un grand amateur de fleurs, et qu’il avait un jardinier remarquable. Mon grand-père fut un élève exceptionnel… il se maria avec la fille du jardinier !
On rit un peu, et M. Donelle continua :
— Ils eurent leur premier enfant en 1850, et grand-père eut envie de retourner à la ferme familiale et de s’installer horticulteur… Il a dû avoir beaucoup de mal à persuader la famille d’essayer un nouveau métier, vous savez ce que c’est que les paysans — lents, têtus, méfiants… Enfin, on lui avait concédé la terre qui devait lui revenir un jour, une victoire extraordinaire : chez nous, on ne divise pas !.. Grand-père s’était mis à faire de la fleur, et surtout de la rose. On allait les vendre à Paris aux marchés de la Cité et de la Madeleine ; ce n’est pas que cela rapportait lourd, plus que la culture quand même et, peu à peu, il a gagné du terrain, c’est le cas de le dire… — Mais c’est son fils qui a définitivement abandonné la grande culture et ne s’est plus occupé que de la fleur. La vieille ferme avec ses terres est devenue un établissement horticole… Peu à peu, on n’y a plus fait que des plantations de rosiers. Mon père, Daniel Donelle, fut un grand rosiériste. J’ai appelé mon fils d’après lui. J’espère qu’il lui fera honneur.
— Mais il y a bien des plantations de roses « Donelle » à Brie-Comte-Robert ? demanda avec intérêt le représentant en autos, l’ami de Mme Denise, que l’échelle des affaires de M. Donelle commençait à intéresser. J’y suis passé l’autre jour, et le nom m’a frappé…
— C’est mon frère, Marc Donelle, qui y est… Nous y avons acheté de la terre et construit des serres pour la rose coupée. Nous avons d’autres cultures de rosiers en Seine-et-Marne, dans les Alpes-Maritimes, le Vaucluse, la Loire, les Bouches-du-Rhône… Les Donelle sont une grande famille, Madame, et il se trouve toujours un cousin ou un gendre pour aller s’occuper des nouvelles cultures, des serres et des plantations. C’est rare qu’un Donelle se marie en dehors des familles horticoles, pour ainsi dire… Daniel est une exception. Enfin, Martine est quand même une fille de la campagne.