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M. Donelle père était heureux d’accueillir les enfants. Dominique serra la main de Martine et dit rapidement, avec un sourire aussitôt effacé : « Soyez la bienvenue… », poussant devant elle la petite Sophie avec ses cheveux noirs, flottants, porteuse d’un gros bouquet de roses. Cela se passait dans la salle à manger, sombre à cause de la glycine. Elle devait être humide, le papier peint du plafond, avec un dessin en relief, blanc sur blanc, pendait en lambeaux. Il y avait un buffet en bois sculpté et des chaises à dossier haut, recouvertes d’un cuir repoussé, avec des clous en cuivre. Au mur, des agrandissements de photos de famille, un baromètre, et un paysage représentant un village, avec, dans le clocher de l’église, une vraie petite pendule !

— Voyons, ma fille, aimes-tu le croupion ? Parce que si tu l’aimes, il est à toi, on ne refuse rien à une jeune mariée !

M. Donelle découpait le, ou plutôt, les poulets, d’une main de maître. Ils étaient assez nombreux à table : outre M. Donelle, Dominique et les enfants, Martine et Daniel, il y avait aussi les trois cousins que Martine connaissait du village. Martine n’aimait pas le croupion, et elle n’avait plus faim après le pâté maison, le saucisson et jambon maison, le melon… Le vin rosé, on le recevait directement de chez un ami amateur de roses, un vin qui n’était pas falsifié, ça non, il ne l’était pas ! La tarte réconcilia Martine avec la très vieille femme bougonne qui faisait la cuisine et servait à table. On l’appelait la mère-aux-chiens, et des chiens, il y en avait !.. Présentement, ils étaient couchés autour de la table, bien élevés, sans mendier, obéissant au doigt et à l’œil… des bergers allemands de race pure et des bâtards du côté chien de chasse. De temps en temps, on leur jetait un morceau de viande, de pain trempé dans le jus, et ils ne se disputaient même pas.

M. Donelle avait son complet du mariage, foncé et flottant ; les trois cousins portaient eux aussi des complets-veston avec gilet, qui paraissaient encore plus épais à cause de la chaleur. Dominique, dans une robe de coton blanche, les bras nus, hâlés, était bien mieux qu’au mariage ; la petite Sophie, on l’avait encore coiffée avec les grands cheveux dans le dos, qui lui tenaient terriblement chaud, lui collaient au front, lui entraient dans les yeux… Elle ne mangeait rien et regardait Martine. Le petit aussi regardait Martine et avait chaud. Les trois cousins aussi la regardaient, à la dérobée, parlaient peu. Bernard, celui qui aimait les Allemands, semblait se porter à merveille, lui qui avait tant décollé après leur départ que c’en était risible. « Cette cravate, se disait Martine, c’est pas possible ! Il a dû l’hériter d’un fridolin ! Et la bouille qu’il a maintenant, si je ne savais pas que c’est Bernard, je croirais que c’est Gœbbels évadé qui s’est retapé à la campagne ! » Les deux autres, Pierrot et Jeannot avec leur bonne-tête ronde, ressemblaient à Daniel, alors… Mais ces vestons qu’ils avaient, de quoi étaient-ils doublés, de carton ?… Ah là là… Comme il était beau, son Daniel, avec sa chemise blanche à col ouvert… On parlait surtout du temps où tous ces grands garçons et Dominique étaient des enfants. La fois où Daniel avait mangé un bocal de prunes à l’eau-de-vie ! ça fait quelque chose comme vingt ans et depuis on cache toujours la clef dans une sculpture du buffet. Les liqueurs et alcools sont toujours dans le buffet, comme ça M. Donelle les a sous la main quand il veut offrir un verre à un client…, son bureau est contigu à la salle à manger, c’est la porte de ce côté… Et le jour où Dominique est tombée dans le puits ! Les quatre garçons l’ont rattrapée au vol et maintenue à bout de bras au-dessus du vide, jusqu’à ce que les deux ouvriers l’aient tirée de là… La première greffe faite par Daniel ! A-t-on assez ri ! Il avait greffe à sa manière, on peut dire… À chaque nouvelle histoire, la petite se tournait vers sa mère et lui chuchotait quelque chose à l’oreille, et Dominique répondait : « Oh, quatre ans peut-être… six ans… douze ans… »

Au café, tout le monde semblait un peu absent, et avec la dernière gorgée avalée, chacun fila comme un chien détaché : au travail !.. Daniel et Martine, eux, étaient en vacances, ils pouvaient aller se reposer. Daniel avait pris le bras de Martine, il allait la mener dans sa chambre, la leur, on s’était mis à table à peine arrivés, et elle n’avait encore rien vu… Donc, à côté de la salle à manger, où l’on ne mangeait que dans les grandes occasions, c’était le bureau. Daniel ouvrit la porte devant Martine : machines à écrire, registres et dossiers sur des rayons… on dirait l’étude d’un notaire. Une chaleur là-dedans ! Un comptable et une dactylo vinrent serrer la main de la jeune Mme Donelle… Une deuxième porte donnait sur un vestibule d’où l’on pouvait sortir directement sur la grande route : c’était la petite porte près du portail sur laquelle on pouvait lire Donelle, horticulteur. Dans ce même vestibule, donnait un escalier en pierre, avec une belle rampe : à l’étage, un long couloir à peine éclairé par quelques fenêtres sur la route. Daniel ouvrait, l’une après l’autre, les portes des chambres. Grandes comme des salles, blanchies à la chaux, de gros meubles de bois foncé, des dessus de lit tricotés, des crucifix, elles avaient l’immobilité des pièces inhabitées, un silence stagnant… Personne n’y couchait depuis des années, la famille s’était rétrécie, expliquait Daniel, et puis, on avait appris à avoir froid. Dans le temps, on ne sentait jamais le froid, paraît-il, on faisait du feu dans la cheminée quand il y avait quelqu’un de malade au point de se mettre au lit. Maintenant, il faudrait installer le chauffage central, mais père refuse de brûler de l’argent… lui, il n’a jamais froid. Alors, tout le monde a déménagé de l’autre côté du portail, on y a divisé les pièces et installé des poêles. De ce côté, ce n’est que chez moi qu’il fait chaud en hiver, tu n’auras jamais froid, mon Martinot… Martine ne dit rien, mais elle eut un frisson, par cette chaleur, à la seule pensée qu’elle pourrait vivre ici.

La chambre de Daniel était au bout du couloir, il y avait quelques marches à monter. Une grande pièce basse de plafond, à le toucher de la main, sur le plâtre blanc des murs, les croisillons des poutres. Des rayonnages avec des livres… Une grande vieille table de ferme en face d’une fenêtre donnant sur les champs, avec, au premier plan, un champ de colza aussi jaune que le ciel était bleu, et, au fond, le grand, grand horizon. Un fauteuil défoncé, un lit d’acajou, presque noir à force d’être foncé, et une table de chevet du même bois, en forme de colonne, avec un dessus de marbre noir et une place pour le pot de chambre. Le plancher était fait de grosses planches mal jointes et grises d’âge. Cela sentait très fort les roses rouges, chaudes : on en voyait partout, dans des brocs de faïence blanche, des grands et des petits, des droits au bec pointu et des dodus à large lippe verseuse… Dans un coin de la pièce, une rampe en rond autour d’un trou dans le plancher : c’était l’escalier en vis qui descendait dans la cuisine.

Telle était la chambre de Daniel. Telle était la maison où il était né. Il fallait que Martine s’y plût.

Elle s’approcha de la fenêtre, ou plutôt de la lucarne qui donnait sur la cour… Les chiens et les chats sommeillaient, couchés sur le flanc, sans se laisser déranger ni par les poules, ni par les mouches, ni par le soleil qui fouillait dans les recoins et n’arrivait pas à assécher la mare où barbotaient les canards, la boue de la dernière pluie… L’ouvrier très blond sortait la camionnette, dans un bruit de moteur et d’ailes.