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— J’imagine cette ferme aménagée… dit Martine, rêveuse. Elle tourna le dos à la lucarne, vint près de Daniel, près, tout près.

— Tu aimes ma maison, Martine ? dit-il, ému.

— Je t’aime, toi.

Il s’écarta un peu :

— Moi, je n’aime pas les fermes aménagées…

Bon, c’était clair : Martine n’aimait pas la maison de son enfance. Il ne lui ferait pas partager son passé. Ce passé n’était pas communicable, chacun resterait seul dans son passé comme dans un rêve. Elle n’aimait pas la maison de son enfance, elle ne faisait que la lui pardonner. C’était pourtant une belle maison ! Mais elle, elle aimait la « ferme aménagée » comme sur les images de la Maison Française, brillante et satinée… Tant pis.

— Et où se lave-t-on ? demanda Martine se regardant dans la petite glace, au mur.

— Dans la cuisine, mignonne, au-dessus de l’évier, il n’y a pas de salle de bains. Il faut que je t’explique : père se fout du confort moderne. Il y a un château d’eau pour les roses, toute l’eau qu’on veut pour les arroser, et dans la maison, pour nous autres, c’est toujours l’eau du puits et, si on a la pompe, c’est que Dominique, quand elle est rentrée ici après la mort de son mari, a menacé d’envoyer le linge à laver au bourg… Un scandale dont on n’a encore jamais entendu parler dans la famille Donelle ! Envoyer son linge sale au-dehors, le laver en public ! Alors père a cédé, on a eu la pompe.

— Il est avare, ton père… — Martine ouvrit sa valise.

— Non ! Il n’est pas avare, mon Dieu ! Pas pour les roses… Mais donner un coup de téléphone pour cette fichue pompe, avoir les ouvriers dans la maison, ça l’embête, quoi ! Tant qu’à faire, il aime mieux installer un local climatisé pour conserver les rosiers arrachés, que le chauffage central pour nous autres. Avare ! Ça m’ennuie que tu puisses croire que mon père est avare… Je suis sûr qu’il n’a aucune idée de ce qu’il possède… ni personne, d’ailleurs ! Sans parler de l’aléatoire d’un métier qui dépend de l’humeur du bon Dieu…

— C’est compliqué ce que tu me racontes… — Martine, ses jupes, sorties des valises, sur les bras, inspectait la pièce : où allait-elle les mettre ? — Ça me fatigue moins de penser qu’il est simplement avare. En tout cas, pour la mangeaille, c’est impeccable ! Ta sœur n’a pas d’amant ?

Daniel regardait Martine mettre ses vêtements sur les cintres qu’elle avait apportés avec elle et les pendre à la rangée de clous dans le mur. Les tiroirs de la grosse commode étaient ouverts, elle y rangeait des choses fines, jolies…

— Non, ma sœur n’a pas d’amant, à ma connaissance, dit-il, distrait… Elle se tait, elle pense à on ne sait quoi. Parfois je me dis : et si tout son mystère n’était que de la sottise ? Tu vois, je te dis tout, Martine, je te donne ma sœur, ma grande sœur que j’aime… Tu n’es pas fatiguée, ma chérie ? Si ? On fait la sieste ?…

La sieste se prolongea. Ils passèrent le reste de la journée au lit. Personne ne vint les déranger, et derrière la fenêtre c’était le désert doré de colza, le ciel, un horizon fait au compas… Daniel, descendu pour chercher à boire, revint avec une bouteille de rosé, embuée, fraîche, des biscuits, des fruits… Le soir, ils traversèrent l’étage désert pour descendre l’escalier de pierre dans le vestibule et sortir sur la route goudronnée. La nuit embaumait, il faisait parfaitement beau, l’air immobile et frais avec la douceur émouvante d’un tout petit enfant. Lorsqu’ils revinrent sur leurs pas, la ferme, de loin, parut à Martine très grande, une place forte avec donjon et murailles du Moyen Age…

— On dirait un château inhabité, murmura-t-elle avec respect, pas une lumière…

— Tout le monde dort… On se lève avec le soleil…

La porte donnant sur la route n’était par fermée. Ils montèrent l’escalier doucement, bien que personne ne dormît de ce côté, ils longèrent le couloir et retrouvèrent le lit.

SOUS LES PAS DU GARDIEN DES ROSES…

Les rangées parallèles des rosiers s’en allaient devant eux, très loin, ils étaient en pleine floraison, il y avait des rangées rouges, roses, jaunes. Il y en avait de déjà fanées, ayant viré de couleur, ouvertes, montrant leurs étamines, amollies, dans un désordre de pétales, les rouges devenues mauves, les jaunes et blanches, salies, les bords des pétales desséchés… Martine se dit qu’une roseraie, ce n’était jamais impeccable.

— C’est ici, dit M. Donelle, que grand-père a planté ses premiers rosiers, c’est là que tout a commencé… Depuis la Rose des Mages, nous nous sommes compliqués, les uns comme les autres. Par la culture… Les compliqués spontanés, comme toi, Martine, c’est rare. Enfin, parlons rosiers… Soudain, la Rose des Mages, notre Rose de France, la Rose gallique a donné des fleurs doubles. Spontanément ! Tu vois, Martine, cela arrive aussi aux fleurs… Alors on s’était mis à cultiver, à l’améliorer comme on dit… Pourquoi la complication est-elle une amélioration ? Pour ma part, esthétiquement parlant, je préfère la rose simple, à cinq pétales.

— Tu es blasé et snob, père !.. — Daniel laissa partir son grand rire.

— Bon, bon, peut-être… De la rose sauvage, les Grecs ont fait la rose Cent-Feuilles… Tu l’as en image sur le mur de ta chambre, puisque la chambre de Daniel est maintenant la tienne… Et parce que Redouté l’a peinte au début du XIXe siècle, elle appartient bien plus aux images qu’à la nature… On dirait que Redouté l’a habillée d’une robe à volants, et il est difficile maintenant de s’imaginer qu’elle est vieille de plusieurs siècles et qu’elle nous vient de l’antiquité…

— Père, il fait chaud, dit Daniel, qui avait l’impression que Martine s’ennuyait.

— Bon, bon… Je disais que grand-père avait planté ici même les premiers rosiers. On n’a qu’à rentrer si vous trouvez qu’il fait trop chaud…

Il continuait pourtant à avancer. On voyait au loin un tracteur naviguer sur la terre marron, ondulée… Plus près c’étaient des sillons vert tendre, au-dessus desquels de petites silhouettes pliées en deux, la tête presque entre les jambes écartées, semblaient immobiles sous le grand soleil… pourtant, de temps en temps, elles avançaient d’un pas…

— Du cousu main, ce qu’ils ont fait là… — M. Donelle mit sa main en visière. — J’essaie de t’intéresser à la question, Martine… Il faut bien, puisque d’une façon ou d’une autre Daniel s’occupera des roses… Un membre de la famille Donelle qui ne s’intéresserait pas à la culture des roses, cela ne s’est encore jamais vu !.. Tu iras bien voir tout de même comment les hommes là-bas greffent ces quelques milliers de petits églantiers ? L’incision au pied, la pose de l’écusson, la ligature… c’est petit, c’est délicat… aussi délicat que d’enlever les petites peaux autour de l’ongle ! Cela nourrit aussi mal… Et ton mari qui est une tête brûlée, au lieu de se contenter du pain quotidien que lui donnent ces rosiers, s’est fait chercheur d’or… Créer des roses nouvelles revient aussi cher qu’une écurie de courses ! Et si encore il voulait se contenter de ce que nous savons, nous qui vivons avec les roses… non, il lui faut les chromosomes, les gènes et tout le saint-frusquin, pour arriver à quoi ?… Peut-être bien à rien du tout !

— Tu dois ton commerce à grand-père. — Daniel avait une voix non pas blanche, mais jaune, une voix de bile. — Tu n’aurais pas ton pain quotidien, s’il n’y avait eu d’abord un chercheur d’or : grand-père…

Martine, saisie, regardait Daniel. Elle savait que cette question de la création de roses nouvelles était une question malade entre eux, mais elle ne savait pas que c’était aussi grave. M. Donelle, cet homme si agréable, un peu vif d’allure, exubérant, comme pressé, même dans la parole abondante, précipitée, coupée de petits rires, et Daniel, le trapu, le robuste, avec son rire tout intérieur, silencieux, ils ne se ressemblaient guère, mais ils s’aimaient… Alors, qu’est-ce qui se passait ?