Выбрать главу

Elle s’était couchée, ne sachant plus que devenir, fébrilement inquiète… et tous ces gens qui ne semblaient point s’en faire, comme si Daniel n’avait pas disparu après avoir dit qu’il allait « faire un tour ». Enfin, pas la peine de revenir là-dessus, puisque le voilà, bien vivant, poussiéreux et poisseux d’avoir marché, marché par cette chaleur… Il avait apparu avec la nuit, les remous déjà calmés en bas, dans la cuisine. Martine n’était pas descendue dîner et personne n’était venu la chercher. Cela devait être le genre de la maison : on ne s’occupait pas de vous… La nuit avait le calme d’une usine une fois les machines arrêtées, les ouvriers partis. Elle lui avait ramené Daniel.

Couché sur le dos, par-dessus les draps, les bras en croix, fatigué et sombre, il parlait, volubile :

— C’est la faute à Bernard. Tout ce qu’il fait depuis que nous étions mômes, il le fait contre moi… Et je ne lui ai jamais rien fait. Je ne sais pas ce que c’est, une haine innée. Je suis sûr qu’il s’est mis avec les Boches parce que moi j’étais de l’autre côté. On me dirait que c’est lui qui m’a donné que cela ne m’étonnerait pas.

Martine touchait Daniel d’une main fraîche et caressante, il avait mal, le pauvre, le pauvre…

— Écoute ! — Daniel se souleva pour donner plus d’importance à ce qu’il allait dire. — L’année dernière, à cette époque, il a jeté par la fenêtre tous les récipients avec les étamines que j’ai recueillies. Je les avais mis ici, dans le tiroir de la table, à l’ombre et à la chaleur… je rentre, je trouve le tiroir entrouvert, et j’ai tout de suite comme un pressentiment : il était vide ! Je ne savais même pas où chercher, c’était fou, j’ai couru à la fenêtre : ils étaient en bas, en miettes ! Je suis parti comme aujourd’hui, courir sur les routes… Je l’aurais tué… Parce que je savais, j’étais sûr que c’était Bernard ! J’ai recommencé pour le pollen, c’était encore assez tôt dans la saison… Je prépare mes roses femelles sur les rosiers, je leur mets le cornet en papier pour les protéger des pollens étrangers et les marier avec qui je veux… Le jour où j’arrive avec le pollen et mon pinceau, pour le mettre sur les pistils…

C’était un jour idéal, chaud, ensoleillé, sans vent… écoute, Martine ! il n’y avait plus de cornets sur mes roses femelles ! Tout était foutu. Et je n’avais plus le temps de recommencer, le fruit n’aurait pas eu le temps de mûrir… Une année de perdue, une année entière… À cause de ce monstre !

Daniel se retourna sur le ventre d’un seul bond. Martine siffla entre ses dents : « La salope ! » comme l’aurait fait Marie, sa mère.

— Je n’ai même pas de preuves que c’est lui… Si je le disais à quelqu’un, on ne me croirait pas… il faut savoir, connaître depuis toujours… À l’école, je me suis jeté dans le travail de laboratoire… Toute cette année, je me suis occupé des cellules de pétales de roses contenant les essences parfumées… Je t’en ai déjà parlé, seulement cela ne semblait pas t’intéresser… Enfin, pour aller au plus court, je cherche un hybride qui aurait le parfum de la rose ancienne et aurait la forme, la couleur d’une rose moderne. Je veux faire une hybridation scientifique, faite dans ce but précis… Je n’ai pas l’intention de marier les variétés au petit bonheur la chance ! Alors j’ai essayé d’étudier l’ascendance et la descendance de quelques-unes des variétés que l’on cultive ici… J’essaie d’être un savant, je me refuse à être un sorcier. Merde, merde et merde !

Daniel donnait des coups de poing sur le matelas. Il était à nouveau hors de lui… Sa colère avait entièrement gagné Martine. La lune, froide et curieuse, la tête un peu penchée, les regardait par la fenêtre.

— Tu comprends, reprit Daniel calmement, pour bien faire, il me faudrait essayer des centaines de combinaisons diverses de fécondation artificielle d’une espèce par une autre espèce. Sur des milliers de sujets… Pas au hasard, mais des combinaisons basées sur des considérations scientifiques de génétique…

Il semblait à Daniel que Martine, ce soir, l’écoutait avec intérêt… Qui sait, peut-être prendrait-elle goût à ce qui était sa passion à lui ? Cela serait merveilleux…

— Si on veut un résultat, il faut faire faire aux roses des mariages intelligents… disait-il. Grand-père était un grand rosiériste, il a même constitué un catalogue très sérieux, en classant ses roses par espèces, variétés, etc., mais il s’est basé uniquement sur leurs caractères externes… Dans notre XXe siècle nous avons des moyens scientifiques pour déterminer la parenté des plantes : on fait un examen microscopique des cellules, on compte le nombre des chromosomes… Les roses qui ont le même nombre de chromosomes sont apparentées et ce sont celles-là qu’il faut marier entre elles, si l’on veut obtenir un hybride vigoureux. Je ne vais pas te donner une leçon de génétique juste maintenant… à toi et à la lune… Mais il faut que tu saches que le nombre 7 est décisif pour les chromosomes de la rose… et que, dans les mariages des roses, la femelle domine pour la forme et le mâle pour la couleur…

Il s’arrêta de parler… Martine respirait régulièrement à côté de lui : elle avait dû s’endormir, c’était toujours comme cela lorsqu’il lui parlait de ce qui était le centre de sa vie à lui, il n’y avait rien à faire…

— Tu dors ? dit-il doucement.

— Non… Si on a une fille, on l’appellera Chromosome…

Daniel était heureux, il n’en fallait pas beaucoup pour son bonheur… Comme elle le connaissait bien, comme elle savait le calmer…

— Maintenant, je te dirai un grand secret…

— Dis vite… — Martine, allumée de curiosité, était toute réveillée.

— J’ai un complice dans la place : le cousin Pierrot. Je n’ai pas perdu l’année ! Il avait récolté en même temps, le même pollen que moi, pareil à celui que Bernard a jeté par la fenêtre… Il avait préparé des roses pour la fécondation de la même espèce que celles que j’avais choisies et que Bernard m’avait déshabillées… Il se méfiait de Bernard. Moi, j’avais tout fait au vu et au su de tout le monde, tandis que lui y était allé avec son pinceau, ni vu ni connu, et, moi parti, il a récolté en octobre les fruits et a fait son semis avec de fausses étiquettes, comme si c’étaient des variétés marchandes d’ici. Et quand le semis a germé et poussé, mon Pierrot en a repiqué en février une bonne petite sélection. Et alors, écoute-moi bien, Martine… — Daniel s’était levé et avait solennellement élevé la voix : — Alors…

Martine la tête appuyée sur le bras plié dans les oreillers, était toute curiosité et attente.

— Sur l’un des jeunes rosiers venus de ce semis, dit Daniel, résultat de la fécondation clandestine à laquelle Pierrot s’était livré au début de juillet 1949, est née au mois de mai 1950 une rose ! Et quelle rose ! Elle était comme un négrillon naissant d’une femme blanche, impossible de cacher la honte ! C’était un hybride nouveau, un hybride é-ton-nant ! Et, Martine, il avait un parfum ! Il ne sentait aucune des quatorze odeurs que sentent les roses… ni le citron, ni l’œillet, ni le myrte, ni le thé… cette rose sent le parfum unique, inégalable de la rose !..