Daniel se promenait de long en large sur les planches disjointes de la chambre…
— Quand Bernard a découvert le pot aux roses, il a fait, paraît-il, une colère mémorable… Qu’est-ce que c’est ? D’où cela vient-il ? Il a couru chez mon père et il a dû lui en dire, lui en dire… Pierrot a fait l’innocent, mais mon père est malin, lui aussi, et il a mis Pierrot au pied du mur, il l’a traité de tous les noms… Pour les quelques douzaines de rosiers… une honte ! Mais, maintenant, il voudra courir après son argent. L’hybride est peut-être intéressant, il le voit bien… Et, au mois d’août Pierrot va le greffer sur églantier, père est d’accord. On verra ce que cela donnera, positivement, dans trois ou quatre ans. Quand on a affaire à la nature, il ne faut pas être pressé. Mais si entretemps Bernard les détruisait ? J’en tremble… Je ne sais pas si c’est pour les rosiers, ou de haine pour ce sinistre individu…
Et c’était vrai, il en tremblait, et Martine aussi…
— Tu crois vraiment qu’il serait assez salaud pour les arracher ?
— S’il faisait ça, je le tuerais ! — Et soudain, il déborda de rire. — Je me vois expliquant au tribunal que c’est une histoire de chromosomes… Que c’est un incident de la lutte pour le progrès… Que Bernard est un sale réactionnaire. Ils ne verraient qu’un type qui en a tué un autre pour deux douzaines de rosiers détruits. Jamais ils ne pigeraient que c’est un crime passionnel. Ils me couperaient le cou. Mais je l’aurais tué… Viens près de la fenêtre, mon amour, j’ai besoin d’air, j’étouffe…
Martine accourut près de lui, ils s’assirent sur l’appui de la fenêtre ouverte, ils respiraient ensemble le parfum fruité venant des plantations là-bas, et rafraîchi dans le grand seau de la nuit, argenté par la lune…
Daniel disait :
Hâfiz, tu recherches aussi ardemment que les rossignols la jouissance qui s’élève
Paye donc de ta vie la poussière qui s’élève sous les pas du gardien des roses…
— Je paierais bien de ma vie la joie de t’approcher, toi, mon amour, ma beauté, ma rose… Quelle nuit, quelle nuit…
SUSPENSE À DOMICILE
Cette lune de miel ensoleillée était encastrée dans la vie quotidienne de la ferme, monotone et prévisible comme la ronde du soleil Tout le monde travaillait ; eux pas… Ils vivaient à part, mangeaient seuls, ce qui arrangeait tout le monde, on se sentait plus libre sans la jeune dame à Daniel. La mère-aux-chiens leur préparait de petits plats, elle jugeait la cuisine que l’on servait aux autres peu convenable pour des jeunes mariés. Aussitôt après le repas du soir, les ouvriers partaient, ils ne couchaient pas à la ferme, et avec leur départ, la maison d’un seul coup tombait au fond de la nuit immobile et calme : il n’y avait pas que les ouvriers qui s’en allaient, tout le monde disparaissait…
Daniel et Martine faisaient l’amour, dormaient, marchaient, prenaient la quatre-chevaux… Jamais personne ne s’imposait, ne les accompagnait, ne posait de questions… Tout semblait être ici à un perpétuel beau fixe. C’était une idyllique paix des champs avec un ruban de satin autour du cou. C’était la surface lisse et opaque d’un monde, où, invisibles et impalpables, s’entrecroisaient les sentiments, les rapports des gens, leurs désirs et passions. La lune de miel de Daniel et Martine en prenait une saveur secrète.
On montait la garde autour du nouvel hybride, on le surveillait de loin, on allait faire un tour par là… Et il y avait les nouvelles combinaisons à faire, recueillir le pollen, préparer les roses femelles. Conciliabules avec Pierrot, système de fausses étiquettes… Parfois, il incombait à Martine de retenir Bernard, par exemple le dimanche, après le repas pris ensemble, au café. Elle se mettait à parler du village où ils étaient nés l’un et l’autre et où Martine ne retournait jamais, bien qu’ici elle ne fût qu’à une vingtaine de kilomètres de sa mère, de ses frères et sœur. Non, elle n’avait aucun complexe à ce sujet, mais pourquoi réveiller de vieilles histoires, comment savoir ce que la Marie, sa mère, allait inventer en la voyant… Elle avait donné par le notaire son autorisation pour le mariage, c’était tout ce qu’on lui demandait. Martine parlait de la nuit où elle s’était perdue dans les bois, des jonquilles qu’elle vendait sur la route nationale… Bernard la dévorait des yeux, en oubliait son café, le rendez-vous qu’il avait au bourg. Martine, les yeux mi-clos, se disait avec haine qu’il s’était bien, très bien remis de la peur qu’il avait eue lors du départ des Allemands, personne ne s’était occupé de lui, quelques huées, voilà tout, ah, les Français ne sont pas vindicatifs… Avec une délectation perverse, Martine s’alanguissait dans le soleil sous l’œil dévorant de Bernard : elle se vengeait. L’imbécile ! Lorsque Daniel revint de prison, et qu’il trouva le cousin Bernard à la ferme, son père lui avait dit : « Personnellement, je m’en fous… Il travaille, les roses ne se plaignent pas. Laisse-le tranquille. » Daniel l’avait laissé tranquille. Après ce qu’il venait de vivre, il avait assez à faire pour rattraper le temps perdu, à respirer, à bouger, à étudier… Il s’en fichait, de Bernard, il ne le remarquait pas. C’était Bernard qui avait l’air de sortir de prison, et non Daniel. « Et cet air, il l’a gardé ! » pensait Martine, faisant les yeux doux à Bernard. C’était un fait, une fois qu’on avait pensé cela, on ne pouvait pas ne pas se dire qu’il semblait étrangement pâle parmi tous les autres qui travaillaient ici, que, ses cheveux coupés court, on eût dit qu’ils repoussaient après une tonte, et qu’il avait quelque chose d’inquiétant dans les yeux, surtout lorsqu’on avait remarqué ses mains trop grandes pour sa taille, ses poignets sur lesquels on imaginait facilement des menottes… C’était ainsi que les yeux de la haine, ceux de Martine, voyaient Bernard.
— Avec cette affaire-là — disait Martine à Daniel qui revenait en nage d’avoir fait on ne sait trop quoi d’illégal sur des rosiers, et Bernard parti aussitôt Daniel revenu — tu n’as pas besoin de cinéma, tu as ton suspense à domicile…
Peut-être, après tout, Martine se serait-elle ennuyée sans ce suspense, isolée dans le rien faire, parmi le travail acharné des autres, peut-être Daniel et Martine auraient-ils vite épuisé les sujets de conversation, si grande était la divergence de leurs pensées… Mais la vie quotidienne se parait pour Martine de la lutte pour un rêve : puisqu’elle avait épousé Daniel, elle s’était mise à croire à la réalisation des chimères. La rose parfumée que Daniel allait créer pimentait la chaude monotonie des jours. Martine rêvait… Cette rose aurait le Grand Prix au concours de Bagatelle, ou de Lyon, de Genève, de Rome. La rose porterait son nom à elle : Martine Donelle. Il y aurait des millions de rosiers Martine Donelle dans le monde entier, et le créateur de la rose Martine Donelle serait couvert de gloire et d’argent.
Elle rêvait, renversée dans une chaise longue que Daniel avait installée pour elle près du mur de la ferme, d’où l’on pouvait voir les plantations de rosiers, et des champs à l’infini. Ils avaient acheté cette chaise longue dans la petite ville voisine, avec des ruelles comme des fentes entre les vieux murs, de belles maisons aux solives sculptées, un donjon du XIIIe siècle, abandonné, une barbe d’herbe et même des buissons sortant d’entre les pierres. Il y avait sur la place une église romane, une pharmacie, un quincaillier, et un grainetier qui vendait des instruments de jardinage et des sièges de jardin à toile orange, rayée… Martine avait choisi cette chaise longue en tube métallique, si bien comprise qu’elle épousait exactement la forme du corps et que l’on pouvait redresser, abaisser d’une pression d’épaules ou des pieds. Tous les jours, elle y prenait son bain de soleil… Avec à la main le petit poste sans fil, cadeau de mariage de Mme Denise, elle passait le long du mur, traînant derrière elle comme un parfum des airs de musique : chacun à son travail, qui aurait-elle pu rencontrer ici ?… Elle s’en allait, de cette démarche à elle, la tête haute et immobile, on eût dit portant un récipient plein de liquide, lançant en avant ses longues jambes qui faisaient valser sa jupe… Lorsqu’elle en avait une, car, ici, elle était nue, avec un cache-sexe et une grande serviette-éponge à la main, pour le cas improbable où quelqu’un passerait par là.