Mais elle avait rencontré le regard de Martine et s’en fut au bureau sans attendre la réponse. Et comme la voiture passait le portail, l’ouvrier moustachu leur cria : « Alors, on se promène ?… » avec un grand rire idiot…
Ils roulaient en silence…
— Je ne te conseille pas de tuer Bernard, dit enfin Martine, tu ne tiendrais pas le coup !
Mais Daniel ne rit pas, il était triste, très triste :
— C’est vrai, dit-il, je ne tiendrais pas le coup. Je me rends compte qu’un criminel doit être aussi soupçonneux qu’un policier… Tout lui devient suspect… Il suspecte chacun de « savoir »…
— Moi, je trouve ça passionnant…
— Tu n’es pas dégoûtée… Je t’assure que moi… Faut-il que cela nous tienne, Pierrot et moi, pour que nous nous livrions à de pareilles manigances… Si la vie d’un rosiériste n’était pas si courte, si dramatiquement courte… Pour savoir si la rose Martine Donelle vaut quelque chose, il nous faut attendre encore trois ans. Ah, si j’avais tous les rosiers de mon père, les terres, les serres que les Donelle ont un peu partout… Je te mettrais, toi et nos enfants, sur la paille, mais quelle vie, ma chérie, quelle vie ! Il y en a qui s’en vont chercher l’aventure, ou qui s’emmerdent à en mourir… quand il y a de l’aventure dans chaque brin d’herbe, dans chaque pierre…
Martine se sentait fébrile : cette passion de Daniel commençait à lui faire peur… Celui qui s’aviserait de la contrecarrer… Elle songea que cela ne serait pas facile dans ces conditions de ne pas vivre à la ferme. Pourtant, elle était résolue à ne pas revenir ici : après tout, la passion des roses ne l’avait pas gagnée. Le premier cas dans la famille des Donelle.
LE MERVEILLEUX D’UN MATELAS À RESSORTS
C’était ridicule que d’être mariés et de vivre séparément. Un sujet de plaisanterie pour amis et amies. Mais, somme toute, cette exaspération continuelle maintenait à chaud et au frais le désir que Daniel et Martine avaient l’un de l’autre, d’être ensemble, ne plus se séparer. Exaspérant de se donner des rendez-vous stupides et de se séparer encore et toujours. Ils étaient réduits à des rencontres rapides, allaient à l’hôtel, s’écrivaient des petits mots… Martine rêvait à leur appartement. Daniel aimait mieux ne pas y penser, ne pas en parler. Puisqu’ils devaient habiter la ferme… Il faudra que j’abandonne mon travail ? disait Martine. Tu t’occuperas des roses… Alors Martine se taisait… Souvent, cela tournait à la dispute. En attendant, M. Georges, M’man Donzert et Cécile payaient les échéances de leur cadeau de mariage : l’appartement. L’appartement se profilait dans l’avenir. Les roses n’y poussaient pas. Daniel et Martine s’aimaient, se cherchaient…
D’ailleurs, juste maintenant, avec ou sans appartement, Daniel était obligé de rester à Versailles, au foyer de l’École d’Horticulture : avec la pré-spécialisation de la troisième année, il travaillait comme un damné et n’avait pas le temps pour le va-et-vient entre Paris et Versailles ; et Martine ne pouvait pas laisser tomber son Institut de beauté, il fallait bien travailler, le mariage n’avait pas augmenté les mensualités que M. Donelle envoyait à son fils.
Il y avait une autre raison pour laquelle Martine aimait autant ne pas abandonner juste maintenant M’man Donzert. En rentrant de la ferme-roseraie, elle était tombée en plein dans le drame : Cécile avait rompu avec Jacques. Personne n’arrivait à en démêler les raisons. Peut-être n’était-ce qu’une brouille d’amoureux ? Peut-être que cela allait s’arranger ? « Oh, il ne m’aime pas… » disait Cécile d’une voix lasse, et Martine elle-même, pour qui Cécile n’avait pas de secrets, n’arrivait pas à lui tirer autre chose.
Elles étaient dans leur chambre, comme si Martine n’était pas mariée, enveloppées l’une de bleu ciel, et l’autre de rose, Cécile allongée et Martine assise sur le bord de son lit. Jamais ces deux filles ne s’étaient disputées, jalousées, enviées… Martine avait depuis toujours un seul homme en tête, tous les autres restaient, en ce qui la concernait, à la disposition de Cécile. Cécile plaisait facilement, avec sa joliesse blonde, fine, mince, et déjà plusieurs fois elle s’était fiancée… et toujours, à la dernière minute, cela ne se faisait pas. Elle n’en expliquait jamais les raisons, il semblait ne pas y en avoir, cela se défaisait, c’est tout, et Cécile ne les pleurait pas, ses fiancés.
Mais cette fois, elle était triste, tellement triste.
Peut-être, le mariage de Martine, le temps qui passait… Martine essayait de comprendre, cherchait… Avec sa nouvelle expérience. Elle songea à cette seconde, à la ferme, près de la porte derrière laquelle on chuchotait, lorsqu’un doute-éclair l’avait traversée… Peut-être était-ce cela qui avait fait rompre Cécile ?
— Tu as peut-être appris que Jacques te trompait ?
Cécile secoua la tête : non, ce n’était pas ça. Et, soudain, elle se mit à parler, à vider son cœur. C’était compliqué, elle avait toujours tout compliqué elle-même. En réalité, elle ne voulait pas quitter M’man Donzert, et Martine, la maison, quoi… Elle y était si bien. Elle traînait les choses en longueur, refusait et de se marier tout de suite et de coucher, parce que si elle avait couché avec l’un ou l’autre de ses fiancés, elle aurait été obligée de se marier avec et de quitter la maison, et elle n’en avait aucune envie… Qu’est-ce qu’elle aurait eu en se mariant avec Jacques ? Jacques vit chez ses parents, des ouvriers, il n’a même pas de chambre à lui. Il aurait fallu coucher dans la salle à manger, dans un logement sans salle de bains, avec les cabinets dans l’escalier… Jacques avait beau gagner sa vie, ils n’auraient pas eu de quoi aller se loger ailleurs, et comme Cécile le lui disait pour la mille et unième fois, et qu’il fallait attendre, et qu’elle ne coucherait pas avec lui avant d’être sûre qu’ils auraient un appartement, il s’est subitement fâché, et a dit qu’il ne voulait plus la revoir…
Martine était devenue toute pâle :
— Alors, c’est moi qui ai détruit ton mariage, Cécile ? L’appartement que vous m’avez donné, il aurait pu être à toi… C’est trop affreux !
Martine appuya ses deux mains aux doigts écartés contre sa poitrine…
— Non ! non, non !.. cria Cécile, je n’en veux pas, de ton appartement. C’est moi qui ai tout manigancé pour qu’on te le donne. Si je l’avais, je serais obligée de me marier avec Jacques. Je ne veux pas me marier avec Jacques. S’il m’avait aimée, il ne m’aurait pas quittée parce que j’ai refusé de coucher avec lui ! Il ne m’aime pas ! Sainte Vierge, je ne l’aime pas ! Il allait encore à peu près comme fiancé, mais comme mari — jamais ! Martine, surtout ne me donne pas ton appartement, tu m’obligerais à me marier. Je ne veux pas me marier !
Cécile éclata en sanglots et tomba au cou de Martine. Elles pleuraient toutes les deux, se baisant les joues, les yeux mouillés…
— Qu’est-ce que tu veux, qu’est-ce que tu veux vraiment ma chérie ? chuchotait Martine.
— Ah ! mais tu sais bien comment je suis ! Qu’est-ce que tu as à me poser des questions ! C’est plus facile de ne pas me marier, de rester ici avec Maman, avec toi et M. Georges, que de me marier…
— Alors ? — M’man Donzert était à la cuisine. — Martine, tu as pleuré ! Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
— Oh, rien… Que Jacques ne l’aimait pas. Ça fait triste. Vous nous ferez bien une petite tasse de chocolat, M’man Donzert ? Cécile se repose, je vais la lui porter.
M’man Donzert sortait le chocolat du placard.
— Je ne tenais pas à ce que Cécile épouse un ouvrier, disait-elle en s’affairant, et je suis comme toi, je n’aime pas Jacques. Mais j’aime encore mieux en passer par Jacques que de la voir recommencer des fiançailles… On dirait un enfant qu’elle n’arrive pas à porter à terme… Elle va bientôt avoir vingt-trois ans, ça ne paraît pas, mais le temps passe… Fais quelque chose, Martine… C’est la fille la plus sage, la plus douce du monde, mais elle me rendra folle !..