M’man Donzert rattrapa ses lunettes qui s’embuaient et glissaient sur le petit nez, entre les bonnes joues. Martine avait pris des ciseaux qui traînaient sur la table et coupait une petite peau, au pouce… Elle dit sans lever les yeux :
— Cécile est trop bien ici… Il faudra lui trouver un homme paternel qui l’emporte dans ses bras et un endroit prêt pour la recevoir… Alors peut-être se décidera-t-elle.
C’était un lundi, jour libre pour la famille. Ils s’en furent ensemble au cinéma, à l’heure creuse avant le dîner, comme jadis, avant la rencontre avec Daniel, avant la rupture avec Jacques, quand tout semblait encore tranquille.
— Dépêchez-vous, Mesdames…
M. Georges, la calvitie astiquée, le linge comme s’il se faisait blanchir à Londres, vérifia si l’on avait éteint partout l’électricité et s’il avait bien pris ses clefs.
Le cinéma était désert, le film quelconque… Ça ne fait rien, la vie en couleurs tendres vous changeait les idées. « J’ai bien ri… » dit Cécile sur le chemin du retour, et tout le monde fut content que Cécile eût ri. À la maison, le couvert était mis : M’man Donzert mettait le couvert avant de partir, cela faisait accueillant au retour. Il y avait du vol-au-vent ce soir. Cécile aimait le vol-au-vent, l’appétit revenait. Elle s’assombrit seulement lorsque Daniel demanda Martine au téléphone : elle, personne ne l’appelait plus au téléphone.
Vint l’heure de se mettre au lit… Cécile, couchée sur le dos, le visage plein de crème, les cheveux tirés, essayait de ne pas salir la taie d’oreiller. Martine revenue de la salle de bains, puisque son tour était le soir, passait sa chemise de nuit :
— J’ai pensé dans mon bain… — dit-elle, se glissant dans les draps et baissant la radio, — au fond, le jour où je m’en irai, ton mari pourrait coucher à ma place… Comme ça, il n’y aurait rien de changé.
— Et les enfants ?
— Quels enfants ? Tu en es déjà aux enfants ! Tu es marrante ! Tu sais très bien que tu peux rattraper Jacques comme tu veux…
— Oh, non ! Jacques, c’est fini. Je ne lui pardonnerai jamais. Et puis, Maman n’aime pas Jacques, il ne va pas du tout avec le genre de la maison. Pour les heures, il est régulier à cause de l’usine, mais pour le reste… Il va rentrer avec ses godasses sales sur le tapis, il se promène à demi-nu, et il parle fort, mais fort !.. À la radio, il n’écoute que les informations, à tous les postes et à toutes les heures.
— Alors… pas de Jacques.
Martine tourna le bouton de la radio qui éleva la voix. Puis au bout d’un moment elle la lui baissa :
— Cécile… Tu ne dors pas ? Qu’est-ce que tu penses de M. Genesc, tu sais celui que Mme Denise a amené avec elle, au bar, rue de la Paix… Quand nous sommes rentrés de la ferme… Un homme pas grand… il est quelque chose dans une usine de matières plastiques… qui racontait que tout ça venait d’Allemagne…
Cécile ne répondait pas, et Martine croyait déjà qu’elle dormait, quand elle entendit sa voix rêveuse :
— Cela ne serait pas pour me déplaire… les matières plastiques…
— Ah ! je t’assure, tu vaux dix !
Martine n’arrivait pas à s’endormir. Les aveux de Cécile, lorsqu’elle avait compris le rôle que pouvait jouer un appartement… tout l’échafaudage de ses rêves avait failli s’écrouler autour d’elle ! Si Cécile avait tenu à Jacques… Heureusement, non, elle n’y tenait pas, Martine pouvait garder son appartement et ses rêves, sans remords. Mais maintenant elle aurait aimé que Cécile se mariât. M’man Donzert avait raison, Cécile finirait par rester vieille fille. Cécile gourmande de baisers comme de sucreries, aimait grignoter et non pas manger, et n’avait jamais faim d’un homme, comme Martine avait faim de Daniel.
Martine passa à ses songes familiers : elle ne pouvait se décider pour le lit… un matelas à ressorts, c’est entendu, mais de quelle marque ? Un matelas à ressorts est garanti quinze ans. Ce n’est pas beaucoup. Un lit, c’est fait pour la vie, quand on achète un lit, c’est pour y dormir jusqu’à la mort, pour y mourir. Et Martine n’avait pas l’intention de mourir dans quinze ans, il faudrait faire des réparations ? Il y avait aussi la question de la toile : à ramages, c’est entendu… mais blanc sur gris, ou bleu ciel et gris ? Martine se tourmentait. Ah, il fallait que Daniel se dépêchât de gagner sa vie. On achèterait tout à crédit. On paierait insensiblement, mais quand même il fallait aussi avoir de quoi vivre. Martine était tout à fait décidée à ne pas aller s’enterrer à la ferme du père Donelle. Et d’abord, ils n’en avaient pas les moyens : avant que Daniel ne gagne même son petit salaire de manucure… Pour autant qu’elle avait pu s’en rendre compte, M. Donelle logeait et nourrissait les membres de la famille qui travaillaient chez lui, mais c’était bien tout… C’est très joli, la rose à parfum, mais Martine se trouvait finalement de l’avis du père de Daniel : cela pouvait devenir plus coûteux que la Bourse ou les cartes. Elle espérait bien que la passion de Daniel se tasserait, il ne fallait pas le brusquer, mais la décision de Martine était prise : Daniel se ferait « paysagiste », puisque, à son école, il y avait maintenant un cours spécial pour la création de parcs et jardins… Il aurait un bureau à Paris, « paysagerait » les propriétés de gens riches et gagnerait beaucoup d’argent. En attendant, toutes les fois que la question de l’appartement revenait sur le tapis, il se renfrognait et disait qu’il ne comprenait pas pourquoi cet appartement à Paris, puisque de toute façon ils allaient vivre à la ferme. Elle le laissait dire… Bêta ! Martine se sentait attendrie par la naïveté de Daniel : il croyait vraiment qu’il pourrait se faire rosiériste ! Martine pensait à Daniel : elle allait dormir toutes les nuits dans ses bras, sur un merveilleux matelas à ressorts.
Daniel l’attendait dans la quatre-chevaux, devant la porte de l’immeuble :
— Tu vas bien ?
— Et toi ?
Ils ne s’embrassaient pas, ils se regardaient, Martine assise à côté de Daniel, Daniel ne démarrant pas. C’est à peine s’ils se parlaient avant d’arriver à cet hôtel où ils avaient pris l’habitude d’aller.
Huit jours qu’ils ne s’étaient pas vus ! Ils ne pouvaient s’arracher l’un à l’autre, bégayants, inarticulés, sourds et aveugles au reste du monde.
Daniel se réveilla avec Martine dans ses bras, il retrouvait les papiers peints à ramages, les craquelures du plafond, les barres du lit en cuivre… Il avait une faim de loup, et une soif extraordinaire. Martine disait quelque chose. Qu’est-ce qu’elle racontait ? Elle s’était décidée pour un matelas… Quel matelas ? À ressorts ? Et alors ? Écoute, Martine, je ne comprends rien à ton histoire… Hop ! on va manger !
Un mois de septembre, on dirait un mois d’août… Au café, boulevard Saint-Michel, des lumières, un bruit abracadabrant. On était les uns sur les autres. Des jeunes barbes en collier, des blue-jeans collant aux fesses et aux mollets… le hâle rapporté des vacances se montrait encore tenace dans l’entrebâillement des chemises… Martine, de toutes les filles, était la plus belle, un oiseau au plumage lisse et brillant, parmi les autres avec leurs pantalons collants, leurs queues de cheval, les pieds nus en sandales… « Elles sont mal tenues… J’aime mieux ne pas m’imaginer… » Martine détournait les yeux, dégoûtée. Elle-même était en blanc, immaculée, avec des rangs de perles au cou, les cheveux noirs coupés très court, parfaitement coiffée, le visage lui-même ordonné et lisse… chaque poil des sourcils bien horizontaux brillait, les cils noirs, courts et drus, encadraient nettement la matité des yeux… le rouge dessinait, sans bavure, les contours de sa bouche assez grande, les lèvres renflées… Un pied sur la barre du tabouret devant le bar, elle avançait une jambe, la taille légèrement pliée. Cette chute de reins qu’elle avait ! Une déesse ! Daniel en était à son troisième pernod : de sa vie, il n’avait eu pareille soif !