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— À ressorts, disait-il, à ressorts… Je ne songe pas à faire l’amour avec toi autrement que sur un matelas à ressorts !..

Martine se fâchait presque : cette façon qu’il avait de prendre à la légère quelque chose qui la préoccupait tant ! Mais Daniel faisait si drôle quand il essayait de la calmer en prenant un air grave pour dire :

— Mais c’est très sérieux, j’ai étudié la question…

Avec ses cheveux en brosse, ses épaules de débardeur et ce regard d’une innocence végétale, c’était un homme, c’était un enfant, c’était Daniel qu’elle avait attendu toute sa vie et qu’elle avait.

Il était peut-être un peu soûl. Parce que pendant le dîner, soudain, il s’assombrit. Martine lui racontait toute l’histoire de Cécile : l’abominable peur qu’elle avait eue à cause de l’appartement… elle avait vraiment un moment cru qu’elle serait obligée de lui céder le leur… et l’histoire de l’ami de Mme Denise qui était quelque chose dans les matières plastiques.

— Elle vaut dix !.. disait Martine. « Les matières plastiques ne seraient pas pour me déplaire… » Comme idée sur un homme ! C’est un bébé…

Et Daniel, soudain, s’était assombri.

— Qu’est-ce que tu as, Daniel ?

Et le rituel :

— Rien…

— Tu n’es pas content d’être avec moi ?…

— Hein ?… Si, si…

Sa bouche crispée devint très grande. Les joues se creusèrent. Il fumait sa pipe par petites bouffées rapides… Son œil vague se posa sur Martine :

— Tu sais ce qu’elle est, ta Cécile ? Une huître…

Martine se ramassa : alors, il se taisait pour penser à Cécile ? Elle ne dit rien, sur l’expectative.

— Toutes pareilles… On sait que c’est en vie quand on met du citron dessus… C’est muet, c’est nacré, et c’est rare quand on y trouve une perle… Pourquoi ne lui donnes-tu pas ton appartement ?

Martine joignit les mains :

— Lui donner l’appartement ?…

— C’est semi-végétal… Elle y sera bien. Tandis que toi… — Daniel regardait Martine de ses yeux vagues — tu es du monde animal, sauvage… Malheureusement, un animal dans les matières plastiques ! Si je te suivais, ce n’est pas dans la jungle que je me retrouverais, mais dans les grands magasins, rayon ménage et hygiène, avec les éponges en matière plastique de couleurs ravissantes !

— Tant pis… — Martine sortit sa boîte à poudre. — Je ne te suis pas du tout pour le moment. Je crois que ce n’est pas très flatteur. Un animal dans les matières plastiques… C’est pire que du Picasso… Secoue-toi, Daniel. Demande l’addition et on s’en va.

Daniel devait être à Versailles le lendemain à la première heure. Ils auraient pourtant pu retourner à l’hôtel, cela leur arrivait, Daniel se levait alors à six heures… Mais il ne le lui proposa pas. Il demanda l’addition et reconduisit Martine. « À bientôt ! » dit-il, et la quatre-chevaux disparut à toute vitesse.

OUVERTURE DE CRÉDIT

Si je n’étais pas celle qui raconte l’histoire, j’aurais dit à Martine — méfie-toi ! Une maille a craqué, elle va filer. Mais je ne peux pas me mesurer avec Martine. Je me rappelle, j’habitais seule alors… Je rencontrais parfois à Montparnasse une femme charmante. Elle vivait avec un homme qu’elle adorait, il était beau, il était toujours soûl, il se droguait. Un soir, il apparut chez moi, ivre, et se mit à me parler d’amour. Il ne voulait pas partir… Par chance, quelqu’un arriva qui réussit à le jeter dehors. Il se mit à me poursuivre. Je n’osais plus regarder sa femme et ce fut elle qui me dit : « Vous manquez de grandeur, vous êtes incapable d’aimer un homme qui dégueule. Vous ne pouvez pas aller jusqu’au bout… Il vous faut que tout soit joli et propre. Je vous méprise. » Je l’ai laissée m’injurier, elle souffrait de ce que l’homme qui était son Dieu pouvait provoquer un tel dégoût. Mais ce qu’elle m’avait dit alors est resté en moi comme une écharde qui, parfois, me fait mal encore.

Je ne peux pas me mesurer avec Martine. Elle a la force d’aller jusqu’au bout.

L’appartement était tel que l’avait rêvé Martine. Vous l’avez vu sur les pages satinées des magazines : aéré, clair, coloré, lisse. Vide encore, juste le lit à ressorts, trois tabourets en tube métallique et le dessus d’un jaune étincelant, en matière plastique, que l’on trimbalait d’une pièce dans l’autre, une table de cuisine en bois blanc, pliante, prêtée par M’man Donzert. On ne pouvait encore inviter personne. Daniel était plongé dans l’étonnement… Il était supposé vivre ici, bien sûr, mais tout cela appartenait à Martine, et il n’y avait que Martine elle-même là-dedans, qui fût à lui. Martine avait mis dans le lit toutes ses économies, et elle obtint de Daniel qu’il demandât à son père l’argent pour acheter les chaises : il fallait bien s’asseoir sur quelque chose… Daniel grinça des dents, mais écrivit à son père et reçut l’argent, sans commentaires. Cet appartement allait être une source d’embêtements, pourquoi Martine s’était-elle lancée là-dedans ! Après cette lettre, Daniel ne revint pas à l’appartement de deux semaines, aussi Martine ne lui demandait-elle plus rien. Elle se débrouillerait bien toute seule.

Mais Daniel restait à Versailles pas seulement parce qu’il boudait, il y avait les examens qui approchaient, et Martine pensait qu’après tout il valait mieux ne pas laisser envahir son royaume par les examens de Daniel, les livres, les cahiers, les cendres de sa pipe secouées n’importe où, la cafetière toujours sur la table et des verres, des bouteilles… Bref, l’univers de Daniel dans lequel elle ne pouvait mettre de l’ordre. Elle préférait n’avoir de Daniel que sa personne, nette de tous ces bagages qu’il n’avait qu’à laisser en consigne, où il le voulait. Pendant ce temps, Martine s’habituait à sa nouvelle vie indépendante, sans M’man Donzert, sans Cécile et M. Georges. Les premières nuits, seule là-dedans, avec les murs qui sentaient le neuf, le lit inconnu, et des bruits étrangers, venant de la rue, de l’intérieur de la maison… elle regretta presque de s’être lancée dans ce qui lui paraissait maintenant une aventure folle. Affaire de quelques jours. L’angoisse disparue, il ne resta plus que le délicieux sentiment de nouveauté. Et puis, il y avait Daniel, le bonheur d’être ensemble autrement que dans un sale hôtel… Tous les deux, chez eux. « Chez toi… » disait Daniel, et il repartait en courant.

La vie, secouée pendant quelques jours par le déménagement, avait repris son rythme. Martine, régulière comme « au quatrième top, il sera exactement… », sortait, rentrait, préparait à manger, se couchait, se levait. Tous les samedis, elle allait dîner chez M’man Donzert, avec ou sans Daniel, et tous les jours en rentrant de son travail elle téléphonait à Cécile d’un bistrot, à côté de sa maison, pour prendre des nouvelles de tout le monde. Il n’y avait pas de téléphone dans son nouvel appartement ce qui rendait les absences de Daniel plus profondes. Martine était patiente. Elle avait déjà tant attendu Daniel, alors que cela semblait vain… Elle attendrait encore et bientôt ils seraient ensemble tout à fait, toujours et pour toujours. Pour les consoler des séparations, ils avaient des heures de bonheur pleines comme un œuf. La nuit, sur le balcon au sixième au-dessus de Paris, au-dessous d’un ciel à eux deux… Daniel commençait à s’habituer à ces quelques mètres cubes d’air qui leur étaient alloués, à ces deux pièces vides, avec de l’eau bouillante distribuée par la maison, les trois tabourets en tube métallique à siège jaune, l’ampoule sans abat-jour, les couverts, les deux tasses, les deux assiettes achetées à l’Uniprix… C’est bon de camper ainsi, comme on a besoin de peu de choses en réalité…, comme on s’encombre la vie d’objets inutiles… Ils avaient une joie d’être ensemble, une joie haletante, pressée, provisoire et prometteuse de ce que cela serait plus tard…