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Une fois, arrivant comme toujours à l’improviste, à cause de cette absence de téléphone, Daniel trouva Martine dans la cuisine avec un monsieur. Elle parut gênée. Un homme correctement habillé, des rubans à la boutonnière, assez grand, une petite moustache en brosse. Il fallait le regarder de plus près pour remarquer que ses poignets étaient élimés, que le veston foncé montrait sa trame, et le visage beaucoup de rides. Martine un peu plus rose que d’habitude, avec autour du cou de la soie turquoise qui lui allait très bien au teint, dit :

— Monsieur est représentant d’une maison qui vend à crédit.

— Établissements Portes et Cie… Monsieur Donelle, je présume ? — Le monsieur se leva.

— Parfaitement… — Daniel se versa de l’apéritif dans le verre de Martine et s’assit sur le radiateur.

— Madame a choisi cet ensemble-studio, — le représentant ouvrait devant Daniel un catalogue, — Madame a un goût très sûr, excellent… C’est jeune, moderne… du chêne verni, naturel, de qualité irréprochable. L’armoire à glace offre d’incroyables possibilités de rangement. Table portefeuille. Le bahut pour la vaisselle est tout à fait suffisant pour un service de table et la verrerie…

— Tu comprends, dit Martine, excitée, l’armoire, on la mettrait dans la chambre…

— Madame est très pratique, approuva le représentant, le petit divan vaut plusieurs chaises, et si vous avez quelqu’un à coucher… Au-dessus, il y a un rayon pour les livres…

— Vous ne vendez pas de livres à crédit ? s’enquit Daniel.

— Non, Monsieur… Je regrette.

— Vous en vendriez, je crois… Au mètre, juste ce qu’il faut pour remplir le rayon.

Le représentant le regarda furtivement :

— Vous êtes le chef de famille, Monsieur ? demanda-t-il poliment.

— Nous sommes mariés sous le régime de la séparation des biens, si c’est ça que vous voulez savoir… Ma femme a le droit de signer tout ce qu’elle veut. De toute façon, je ne réponds pas des dettes qu’elle pourrait contracter…

— Mais nous ne sommes pas du tout inquiets. Monsieur. Madame n’a pas besoin de caution… avec l’emploi stable et bien rémunéré… et les grandes facilités de paiement que nous accordons, elle peut très bien se permettre cet achat…

— Laissez-moi le catalogue, Monsieur, dit Martine, je vais réfléchir… Je ne sais pas si je ne préfère pas carrément une salle à manger, celle avec les pieds effilés et le dessus damier.

Le représentant parti, Martine disparut dans la salle de bains et Daniel resta seul à siroter l’apéritif. Elle revint d’ailleurs très vite, en peignoir de bain, une serviette entortillée autour des cheveux. Belle comme un beau jour. Daniel lisait son journal. Elle cassa des œufs, fit une omelette. Ils mangèrent en silence.

— J’aimerais autant, dit enfin Martine, que tu ne me couvres pas de ridicule devant les gens.

— Tu n’as pas besoin de moi pour cela… répondit Daniel.

Il se leva, posa son couteau, le morceau de pain qu’il allait porter à sa bouche… Martine entendit claquer la porte d’entrée.

Au bout d’une semaine, elle reçut de lui un petit mot tendre : il était en plein boulot. Encore une dizaine de jours, et voilà Daniel revenu, les traits tirés, pâle, mais plein d’un rire prêt à déborder… « Mon Martinot !.. » Et pas un mot sur ces malheureux meubles à crédit.

DANS UN DE CES IMMEUBLES NEUFS

Les meubles n’arrivèrent qu’au mois de juin. Et avec les meubles, le service de table, la verrerie, les casseroles… D’un seul coup Daniel trouva l’appartement meublé. Comme dans un dessin animé. Tout cela, Martine l’avait fait dans son dos. Mais il venait de passer les examens brillamment : classé premier de sa promotion, le ministère le gratifiait d’une médaille de vermeil, il allait bénéficier d’une bourse de stage dans une exploitation publique ou privée. Daniel n’avait pas le cœur de détruire sa propre joie, ni le bonheur excessif de Martine, allant et venant parmi ses affaires neuves… Il surmonta ce quelque chose qui faillit le faire rugir, il enjamba ses sentiments et pensées, la querelle, la dispute, il avala les mots au lieu de les cracher…

Ce soir, en pendant la crémaillère, on fêtait le diplôme de Daniel dans le nouveau studio-salle à manger. Il y avait Cécile et ce Pierre Genesc qui était quelque chose dans les matières plastiques, Denise avec son ami, Ginette… Martine était une de ces cuisinières qui jamais ne ratent une mayonnaise, ni un soufflé : elle préparait les plats avec la même minutie qu’elle mettait à faire les ongles de ses clientes. Cécile avait apporté radio et pick-up. D’ailleurs, elle allait les laisser à Martine, on ne pouvait imaginer Martine sans musique, pauvre Martine qui n’avait que le petit poste merveille, sans fil, reçu comme cadeau de mariage de Mme Denise, il lui en fallait un vrai. Martine resplendissait, elle jetait de la lumière sur l’ensemble-studio, sur les casseroles, sur les dessous-de-plat et d’assiette en matière plastique de couleurs vives, sur les tableaux au mur…

— Je croyais, dit Daniel, que tu préférais la toile propre à la toile couverte de peinture ?

— Laisse donc, Daniel… tu ne comprends rien à l’ameublement. — Martine s’enfuit dans la cuisine.

Daniel regardait avec stupeur les tableaux : il s’était souvent demandé en passant avenue de l’Opéra qui pouvait bien acheter ces œuvres d’art exposées chez les grands papetiers, ces têtes de chiens, ces chasseurs, cette femme dont le manteau s’ouvre pendant sa déposition à la barre, devant la Cour…, un grand vent balaie la salle, les dossiers volent, et les vieux juges sont baba devant cette nudité ! Eh bien, c’était Martine qui achetait ces tableaux… la belle Phryné qui excitait la Cour était là, elle se trouvait au mur de son studio.

À part Pierre Genesc, tous les invités avaient été de la noce de Martine avec Daniel. Un an déjà ! Daniel, submergé par les examens, n’avait pas songé à amener quelques camarades de l’École… D’ailleurs où les aurait-on mis ? C’était petit, petit, là-dedans ! Oui, mais Ginette n’avait pas de cavalier… vous en avez de bonnes, je suis seule, moi… Pierre n’a d’yeux que pour Cécile, tous les hommes sont en main… On riait. « Curieux, se disait Daniel, voilà une femme qui travaille, qui élève son fils, en fille-mère méritante, et, pourtant, on l’imagine très bien à un coin des boulevards, attendant les clients… » Daniel exagérait, Ginette était une petite femme gentille, moelleuse, avec de la poitrine, des hanches, la taille fine, les mains et les pieds potelés, la peau d’un fin, d’un tendre, les cheveux blond cendré, les cils et sourcils noirs, les yeux bleu-gris… si bien qu’il était difficile de dire si c’était une brune décolorée, ou une blonde teinte, le tout si bien arrangé qu’on s’y perdait. Sauf pour les yeux authentiquement bleu-gris. Elle était habillée de clair, et devait avoir du linge en nylon-dentelles. Denise, c’était autre chose… Elle possédait tous les signes extérieurs de l’aristocratie de théâtre, surtout ces cheveux blancs présentement bouclés.