— Comment le sais-tu ? Martine était sombre.
— Par Cécile, idiote ! Elle m’a téléphoné et elle m’a dit que pour payer ton échéance, M’man Donzert a dû mettre au clou sa chaîne en or… en cachette de son mari. Elle m’a demandé si je ne pourrais pas rembourser, avant qu’il ne s’en soit aperçu… Quand je bois froid, maintenant, ça me glace !
— Et pourquoi n’est-elle pas venue me le dire, à moi ?
— Parce que ces femmes t’aiment, imagine-toi, qu’elles ne veulent pas te faire de la peine !
— Alors toi ? Toi, tu me le dis parce que tu ne m’aimes pas ?
Martine sur le petit divan du cosy s’était mise à sangloter… Daniel hésita, mais n’y tint pas et la prit dans ses bras… Martine n’était pas une petite femme bébête, incohérente, fantasque, une femme de vaudeville, il fallait qu’elle comprenne, il ne pouvait plus demander de l’argent à son père… la rose parfumée ne semblait pas vouloir tenir ce qu’elle promettait, il y avait cette déception, et son père, qui devenait plus compréhensif, allait sûrement à nouveau se durcir, lui reprocher ses extravagances… D’autres hybridations qu’il avait entreprises rattraperaient peut-être ce qu’il avait perdu auprès de lui… D’ailleurs, si cela continuait, il passerait à la recherche pure, aux travaux de génétique, comme cela on lui ficherait la paix ! Mais il y avait cet amour des roses, la passion du créateur…, cela lui faisait mal au cœur de quitter les plantations pour le microscope. Peut-être créerait-il quand même la rose Martine Donelle, qui leur donnerait tout ce que Martine souhaitait, parce que, lui, ne souhaitait qu’une chose : la voir heureuse. Et c’était incompréhensible qu’un bonheur qui dépend d’objets inanimés, que l’on peut simplement acheter, fût disputé à qui que ce soit… Daniel se sentait mesquin, pauvre de générosité. Et en même temps révolté de voir le bonheur à la merci d’un frigidaire. Qu’est-ce qu’il y pouvait, mais qu’est-ce qu’il y pouvait !
Que pouvait-il contre l’idéal électroménager de Martine ? C’était une sauvage devant les babioles brillantes, apportées par les blancs. Elle adorait le confort moderne comme une païenne, et on lui avait donné le crédit, anneau magique des contes de fées que l’on frotte pour faire apparaître le démon à votre service. Oui, mais le démon qui aurait dû servir Martine l’avait asservie. Crédit malin, enchantement des facilités qui comble les désirs, crédit tout puissant, petite semaine magicienne, providence et esclavage.
Daniel se sentait battu, bêtement battu par des objets. Sa Martine-perdue-dans-les-bois convoitait follement un cosy-corner.
DIFFICULTÉS DES FACILITÉS
Daniel continuait à habiter la ferme, et il allait fréquemment dans le Midi où un Donelle était en train de construire de nouvelles serres, très modernes, pour le compte de M. Donelle père. Les jours et les nuits qu’ils passaient ensemble, Daniel et Martine pouvaient les compter sur les doigts, comme les jours de soleil par un été pluvieux. De temps en temps, Daniel demandait à Martine si elle ne voulait pas abandonner l’Institut de beauté. Elle ne voulait pas. Il y avait les échéances, n’est-ce pas… Aussitôt Daniel se taisait pour ne pas être repris par ce dilemme, si simple, que de ne pas pouvoir le résoudre le mettait dans un état de nervosité inutile.
Les Établissements Portes et Cie vendaient de tout, et ayant été régulièrement payés pour les premiers achats, ils accordèrent à Martine d’autres crédits, dépassant la couverture que constituait son salaire : on se doutait bien que Mme Donelle avait des moyens d’existence en dehors de son salaire, c’était tout de même la femme de Daniel Donelle, un fils Donelle, des fameux établissements horticoles.
Martine avait emprunté de l’argent à Denise.
L’achat de certains objets demandait un premier paiement assez massif et ce n’était qu’ensuite que venaient les « facilités » mensuelles… Denise était compréhensive. Simplement, elle retenait une certaine somme sur le salaire de Martine, comme si elle était les Établissements Portes et Cie eux-mêmes. Et Martine aurait pu tenir le coup, si elle n’avait eu le désir de mettre des stores orange, extérieurs, aux fenêtres, cinq en tout. Ça coûte cher, les stores, surtout quand ils sont festonnés.
À son retour du Midi, Daniel n’avait pas remarqué les stores, au grand soulagement de Martine. Mais fallait-il que l’enquêteur des Établissements Portes et Cie tombât sur lui… Il y avait peut-être de la préméditation de la part de ce jeune homme qui était bien avec le concierge : une carte postale de Daniel avait annoncé son arrivée pour ce mardi, il serait là vers cinq heures, apporterait une tarte à l’ananas et attendrait Martine… À cinq heures, l’enquêteur se présentait.
Un jeune homme pimpant, que l’argent sorti par Daniel mit de charmante humeur :
— Les dames, dit-il, veulent toujours se débrouiller toutes seules. En fin de compte, elles s’aperçoivent qu’un homme, un mari, cela a du bon…
— Peut-être encore autrement que vous ne le pensez, Monsieur…
— Oh, alors ! s’écria le jeune homme, de mieux en mieux !..
Il ne refusa pas le verre que Daniel lui offrait.
— Dites-moi, demanda Daniel, il vous arrive souvent de sévir ?…
— Souvent, non… Quelquefois tout de même.
— Qu’est-ce que vous faites ? Vous reprenez la marchandise ?
— Rarement… La plupart des choses s’usent, n’est-ce pas, les meubles, le linge… En cas de non-paiement, on passe par le juge de paix… En province, la procédure est différente, mais de toute façon, avant d’accorder le crédit, nous prenons nos renseignements, nous nous adressons à l’employeur, en premier lieu… à la concierge, aux commerçants du quartier… Si une personne est honorablement connue, et si par exemple elle gagne, disons, soixante mille francs par mois, nous pouvons sans risque lui vendre pour cent vingt mille de marchandise, avec un acompte raisonnable et une mensualité de six à huit mille francs… Ce n’est pas la mer à boire. La possibilité de tricher est minime. Si le client a déjà d’autres paiements à effectuer pour une marchandise achetée à crédit ailleurs que chez nous, et que cela lui fait des échéances trop lourdes par rapport à son salaire l’employeur est forcément au courant… il n’y a pas que nous qui faisons notre petite enquête, et l’employeur nous prévient s’il y a d’autres créditeurs…
— Quand même, vous devez avoir des déboires… Si les acheteurs ne risquent pas grand-chose quand ils ne payent pas… Il y a tant de gens malhonnêtes.
— C’est ce qui vous trompe, Monsieur, il n’y en a pas tant que ça. Les gens, dans l’ensemble, sont honnêtes, et nous ne pouvons exister que parce que les gens sont honnêtes !
Il était sérieux et réjoui en même temps, le jeune homme. Les enquêteurs des Etablissements Portes et Cie étaient plus avenants que leurs représentants… En tout cas, celui qui était venu, voilà bientôt deux ans, avait quelque chose de tragique.
— Les enquêteurs, chez vous, ne ressemblent pas du tout aux représentants, remarqua Daniel… Le premier qui est venu prendre la commande…
— Oh, le pauvre vieux… Vous savez, chez nous, les représentants, les enquêteurs, c’est la même chose, ce sont les mêmes… Mais celui qui est venu chez vous, c’est un ex-commerçant qui a fait de mauvaises affaires… Il y en a pas mal dans le métier… Cela les marque, ce sont des gens résignés et amers… Nous, les jeunes, quand on a une bonne clientèle, on se débrouille pas mal… Celui qui a une fois acheté à crédit y revient d’autres fois — c’est si agréable d’acquérir sans difficultés, de se permettre des achats, que sans le crédit…