— Mais, insista Daniel, il y a quand même des gens qui sans être malhonnêtes croient pouvoir payer et ensuite ne peuvent pas…
— Bien sûr, cela arrive… Tenez, l’autre jour, la maison a reçu une lettre d’un client qui avait acheté quelques tapis… Pendant plusieurs mois il avait réglé ses échéances à date fixe… Eh bien, dans sa lettre, il disait qu’il venait d’assassiner sa maîtresse et qu’étant en prison il ne pouvait momentanément régler ses échéances…
— Momentanément !..
— N’est-ce pas ?… Je vous remercie, Monsieur, de votre aimable accueil. Au plaisir.
Le jeune homme s’en fut.
Alors les gens sont honnêtes ? Les Établissements Portes et Cie pouvaient dormir tranquilles et gagner de l’argent parce que les gens étaient honnêtes. Daniel était ravi, il ne s’attendait guère à recevoir une dose d’optimisme de l’enquêteur chargé de pressurer Martine. Martine était honnête. Même si Daniel n’avait pas été là, elle se serait arrangée pour payer ses dettes, honnêtement.
En attendant, Daniel n’avait plus le sou, c’étaient vingt mille francs que l’enquêteur-encaisseur voulait, pour couvrir deux traites, les vingt mille francs que Daniel avait dans son portefeuille, plus un peu de monnaie dans la poche de son pantalon…
Martine était en retard. La tarte à l’ananas que Daniel, à cause de cet enquêteur de malheur, n’avait pas eu le temps de poser sur une assiette, coulait sur la table… un sirop épais… sur le dessus à damiers, ciré, astiqué… Daniel entreprit de l’essuyer, fit d’autres dégâts, jeta la serviette poisseuse sur la table de la cuisine et s’allongea sur le petit divan-cosy. Il était tard. Pourquoi Martine ne rentre-t-elle pas ? Voilà plus d’un mois qu’ils ne se sont vus. Peut-être sa carte s’était-elle perdue ?… Oh, cela ne se produit jamais. Quelle vie idiote, songeait Daniel, se marier et ne pas être ensemble… Il n’avait pas su faire entrer Martine dans sa vie, et il ne pouvait tout de même pas partager la sienne. À moins de se faire coiffeur… Cela aurait été beau. Comme M. Georges et M’man Donzert. Daniel se sentit incapable de regretter de ne pas être coiffeur. On dit que deux ans et demi, c’est le moment crucial d’une vie conjugale, le cap dangereux. Si on le franchit, on peut dire que tout danger est pour longtemps écarté. Il y avait deux ans et demi qu’ils étaient mariés. Allaient-ils franchir ce cap ? En vérité, ils n’avaient plus grand-chose à se dire… On lui avait changé sa petite-perdue-dans-les-bois. Pas même une conversation de salon… Martine n’allait plus ni au cinéma ni au théâtre, elle se disait trop fatiguée le soir, préférait la télévision, un bon dîner, une partie de bridge. Il n’y avait pas un seul livre dans son appartement… Pas un journal.
Rien que la radio et la télévision. Martine était elle-même un meuble standard, un jour viendrait où on achèterait des femmes comme elle aux grands magasins… Alors quoi, se quitter ?… Affreux ! Quitter Martinot ! Ne plus la voir apparaître… avec sa chère petite tête, le menton relevé, sa taille douce, ses seins… sa manière de sourire pour l’accueillir, ce bonheur illuminé… Toute son intimité à lui, le seul être pour qui il était le destin, un destin double, le leur… La troisième dimension de leur vie à tous deux… Pourquoi Martine s’ingéniait-elle à aplatir leur existence ? Daniel était épuisé autant par ces perpétuels achats que par leur modestie. Si encore elle avait eu envie d’une rivière de diamants ou d’un hôtel particulier et historique… non, elle désirait ardemment une salle à manger-cosy et ce tableau un peu scabreux où le vent dénude une femme devant de vieux juges… Daniel sur le petit divan-cosy fondait de pitié pour Martine, il ne fallait pas oublier d’où elle sortait, la cabane, la Marie… Les petits avantages mesquins la guettaient naturellement. Mais il était là, elle aurait pu le suivre, elle aurait pu enjamber ce stade… Tout ce qu’elle avait su, c’est devenir une petite bourgeoise. En attendant, elle ne rentrait toujours pas… Daniel avait faim. Il était à la cuisine en train de fouiller dans le frigidaire, quand il entendit la clef de Martine.
— Oh, je vais te raconter, disait-elle de sa chère voix qui lui pénétrait le cœur, j’ai pris du travail en dehors de l’Institut… Attends, mon chéri… j’ai apporté un vol-au-vent comme chez M’man Donzert, et une bouteille… Qu’est-ce que c’est que ce torchon ?
Daniel la débarrassait. Elle semblait harassée, avec son sac à provisions tellement lourd, un pauvre petit visage pourtant rayonnant.
— J’ai fait des malheurs… avoua Daniel.
— Ça ne fait rien, aujourd’hui… On va manger dans la salle à manger… Je vais t’expliquer. Quelqu’un est venu ?
C’étaient les verres et la bouteille d’apéritif qui lui faisaient poser cette question.
— Oui, l’encaisseur-enquêteur de Portes et Cie. Il m’a pris vingt mille francs.
— Je vais te les rendre…
— Il ne s’agit pas de ça…
Martine mettait la table avec des gestes rapides, adroits, efficaces, juste un coup d’œil sur la vilaine tache faite par le sirop d’ananas… Et elle n’arrêtait pas de sourire.
— Alors, comment cela se fait-il que tu travailles si tard, maintenant ?
— Je vais chez des clientes, à domicile… C’est très bien payé, tu sais…
— Viens que je t’embrasse…
— Attends, Daniel… je voudrais qu’on se mette vite à table.
Au lieu de s’embrasser… Ils allaient d’abord manger. Va pour la mangeaille. Martine sortait des dessous-de-plat et des verres de trois tailles, et des porte-couteaux. Deux couteaux, deux fourchettes, des petites cuillères, des tas d’assiettes, des grandes, des petites, des creuses…
— Tu en fais des pas…, dit Daniel désolé, en la regardant aller et venir.
— C’est pour ne plus me déranger après… Je vais tout mettre sur la table, d’un coup.
Mais il fallait réchauffer le vol-au-vent, mettre au frais la bouteille apportée… Ils ne s’étaient pas vus depuis un mois.
— Alors, tu travailles maintenant encore après les heures de l’Institut ?
— Oui, figure-toi… C’était trop tentant de gagner tant de sous.
— Alors, laisse tomber l’Institut.
— Oh non, je m’y plais… Tu sais, l’ambiance…
Martine mangeait le vol-au-vent, excellent en effet. Daniel éclatait de tout ce qu’il avait envie de lui raconter… Mais elle ne lui posait même pas la simple question — comment vas-tu ? — préoccupée : n’avait-elle rien oublié sur la table ? Est-ce que tout était bon ?
Une méchante envie de se taire s’insinuait dans Daniel, puisque rien de ce qui faisait sa vie ne semblait intéresser sa femme. Martine se levait, s’asseyait, dégustait, ajoutait du sel, du sucre, versait à boire.
— Je crois, dit-elle, découpant le poulet, que Cécile va vraiment se marier avec Pierre Genesc. Cette fois-ci, ça a l’air sérieux… Il y a aussi Mlle Benoît qui se marie avec Adolphe…
Daniel n’avait aucune idée de qui étaient et Mlle Benoît et Adolphe, mais il ne posa aucune question, exprès. D’ailleurs, il s’en fichait pas mal.
— La petite de la Faisanderie à qui je fais les ongles depuis trois ans a épousé son Frédéric… ce qu’elle a pu nous raser tous avec son Frédéric. C’était un beau mariage, à Saint-Philippe-du-Roule, on y a été, tous… À l’Institut, le désert… Tout de même, quand on a fait les ongles de quelqu’un pendant trois ans, c’est compréhensible… Eh bien, ça a fait toute une histoire avec Mme Denise, à cause de l’embouteillage dans les rendez-vous… Tu as remarqué les porte-couteaux, Daniel, n’est-ce pas qu’ils sont mimi ?