Elle n’attendait pas de réponse, tout occupée à peler une poire pour Daniel. Elle ne savait pas qu’il était désespéré.
— Elle est bonne, la tarte, elle est bonne ! Je vais te faire du café… Tu en prends trop, j’en suis sûre, mais comme tu en prendras quand même, j’aime autant t’en faire du bon…
Elle se leva, mais avant de disparaître à nouveau dans la cuisine, elle s’approcha de Daniel, s’assit par terre à ses pieds et appuya le front contre son genou :
— Je fais caniche…, dit-elle d’en dessous. Je t’aime…
Daniel caressait sa tête brune, son cou ployé, son dos, cette merveille… Il n’y avait rien à dire, rien à dire. C’était ainsi. Martine se releva, lui sourit et s’en fut à la cuisine.
— Je deviens très forte au bridge, dit-elle en revenant.
Daniel avait ressorti son journal du soir qu’il avait déjà lu, les commentaires sur la mort de Staline…
— Tu sais, cria-t-il, Martine ! Staline est mort…
Martine revenait portant sur un plateau cafetière et petites tasses :
— Oui, on en a parlé au salon… Qu’est-ce que ça va faire ? Je te disais que je deviens une bridgeuse de première… Mme Denise m’a emmenée chez des amis, et maintenant ils n’arrêtent pas de lui demander quand je reviendrai. Si tu avais vu l’appartement !.. Aux Champs-Élysées… Un bruit ! Des tableaux modernes, il paraît que cela vaut des fortunes, à n’y rien comprendre…
Martine raconta en détail sa soirée aux Champs-Élysées. Puis elle se mit à débarrasser la table, à laver la vaisselle, à tout ranger. Daniel avait ouvert la porte du balcon, malgré le froid… Les maisons rangées comme les cubes de glace d’un immense frigidaire, blanches, froides… avec les lumières des fenêtres, factices, fausses bûches d’une fausse cheminée. Le ciel bas enveloppait les grands immeubles avec la gaze sale, les vieux pansements de ses nuages. Cela crachinait et les gouttelettes tissaient un tissu humide qui collait à tout ce qui se présentait sur son chemin. Puis, le paysage cria, un long cri montait de ses entrailles de fer. Qu’est-ce que cela pouvait être ? Une locomotive ? Un avertisseur ? De quoi donc ?… Daniel eut froid et ferma la porte.
— Assez, Martine… dit-il si brusquement qu’elle s’arrêta de frotter la table pour le regarder. Assez te démener, on va aller se coucher. J’ai passé la nuit dans le train.
Elle abandonna son chiffon et lui sourit de ses douces lèvres renflées…
— Viens, dit-elle… C’est fou de perdre tout ce temps. On aurait dû se coucher tout de suite.
Daniel resta à Paris quelques jours. Il ne réussit pas à sortir Martine où que cela fût. C’est vrai que le soir elle était vannée, elle se levait tôt, Daniel encore au lit… Et ils avaient si peu d’argent avec toutes ces échéances et ce que Martine achetait en plus. Ensuite, Daniel allait à ses affaires à lui. Des gens à voir, des confrères, des fournisseurs… Les roses, comme des épouses exigeantes, avaient constamment besoin de quelque chose qu’il devait commander à Paris… De l’engrais, du raphia, des insecticides. Il voyait des amis qui n’étaient pas ceux de Martine, que cela ennuyait d’entendre parler de questions professionnelles et scientifiques en même temps. Il n’y avait que Jean, l’ami de la Résistance, celui qui jadis leur prêtait sa chambre, avec qui elle aurait pu s’entendre. Cette amitié était une des bonnes choses réconfortantes que Daniel et Jean avaient dans la vie. Jean aimait les femmes et respectait l’amour : c’était l’axe de sa vie. Martine était belle et Daniel l’aimait, il ne lui en fallait pas plus pour l’entourer de romance. Avec lui, Daniel pouvait parler de Martine.
C’était pendant ce séjour-là qu’avait eu lieu l’accident. D’autres trouvent des lettres d’amour qui leur révèlent l’infidélité de celles qu’ils aiment, et ils s’en désespèrent peut-être ; lui, Daniel, trouva dans le linge de Martine une feuille à l’en-tête d’un fourreur, avec dans le coin, à droite : Attestation pour déclaration d’achat à crédit… Et puis : La soussignée… Adresse… Profession… Employeur… Montant du salaire net. Puis en petits caractères : Comme garantie l’acheteur cède à la Maison « Hermine » la quotité cessible de tous salaires, appointements et toutes sommes pouvant lui revenir à quelque titre que ce soit, que tout patron ou société pourra retenir sur simple signification du présent engagement… Etc. La feuille était remplie dans toutes les cases, de la main de Martine, avec les sommes à payer chaque mois. Acompte : 100 000 francs. Solde : 250 000 francs. Et, en bas, la signature de Martine.
Daniel oublia le mouchoir qu’il était venu si bêtement chercher dans le tiroir de sa femme, comme si avec l’ordre qu’elle avait, un mouchoir de Daniel pouvait se trouver parmi son linge à elle. Il fouilla dans sa poche, trouva la pipe, l’alluma machinalement, sortit sur le balcon sans même sentir le froid. Daniel avait très peur de tout ce qui touchait aux lois, règlements, papiers timbrés, officiels, il craignait les percepteurs, les douaniers, et même les chèques, les cartes d’identité et d’électeur… Il avait peur de toute machine administrative, de tout ce qui touchait aux obligations envers l’Etat, de la préfecture, la mairie, les banques. Ce papier, cet engagement pris par Martine, l’épouvanta. Mais qu’est-ce que c’était que cette calamité, mon Dieu, on dirait une drogue ! Martine trimait comme une bête pour un manteau de fourrure ! Un monde de soucis, de nuits blanches pour se payer des choses, des objets… La rage tenait Daniel tout droit, les dents serrées sur la pipe à la couper en deux. Il n’y avait pas assez de l’humiliation vis-à-vis de son père, des rapports pénibles avec M’man Donzert, de l’impossibilité d’aller voir un film, de sortir la voiture du garage, voilà qu’elle se mettait une nouvelle dette sur le dos ! Elle ne s’arrêterait donc jamais ? On ne pourrait donc jamais être tranquilles ? Quand on avait largement de quoi vivre…
Lorsque Martine rentra, comme toujours ivre de fatigue, elle découvrit pour la première fois que la bonne vigueur des bras de Daniel, que sa bonne tête, sa voix, pouvaient se transformer, comme, disons, l’innocent gaz domestique du réchaud, qui fait un beau jour sauter toute la maison. Elle aurait pourtant depuis longtemps dû s’apercevoir que ses rapports avec Daniel avaient un arrière-goût, elle aurait dû sentir l’odeur du gaz qui lentement remplissait le petit appartement, la fuite qui un beau jour fait explosion… Le papier trouvé était l’étincelle qui la provoqua. « Honte sur nous ! » hurlait Daniel, mais lorsqu’il se mit à parler à voix basse, il parut à Martine encore plus effrayant.
— Tu veux nous faire rendre l’âme pour des commodités, pour le confort ? Tu veux qu’on devienne les esclaves des choses, de la camelote ?
Et il arracha du mur le tableau avec la pécheresse nue sous son manteau devant les vieux juges… Il l’emporta à la cuisine pour mieux le casser sur le carrelage :
— À tempérament ! — disait-il calmement, en marchant sur les débris du verre, — avec facilités de paiement…
Il ne lui laissa pas le temps de réagir, et sortit. Martine pouvait recommencer à l’attendre comme jadis. Il était capable de ne plus revenir, jamais. Elle ne pleurait pas. Elle regardait autour d’elle, ces murs, ces choses qu’elle aimait tant, qui la rendaient si heureuse, malgré les difficultés, le travail… Daniel les méprisait, il la méprisait. Il ne l’avait pas traînée par les cheveux, mais dans ses yeux, il y avait eu du meurtre, et à la façon dont il écrasait du talon le verre du tableau, elle imaginait comment il aurait pu piétiner autre chose. Leur amour peut-être.
À LA DISCRÉTION DE VOS DÉSIRS