À la porte d’Orléans, tout le monde était passionnément occupé par les fiançailles de Cécile-la-Nacrée avec Pierre Genesc des matières plastiques. Cette fois-ci, ça y était, ils allaient sûrement se marier. Comme Cécile avait eu raison de rester sage et d’envoyer promener son Jacques et les fiancés précédents ! Des fiancés approximatifs, pas faits pour Cécile. Pierre Genesc, lui, était fait pour elle, sur mesure. Ils se ressemblaient même un peu, dès maintenant, quand d’habitude cela n’arrive qu’au bout de longues années, à des couples très unis. Pierre Genesc n’était pas grand — plus grand que Cécile tout de même ! — il avait le teint frais, les yeux bleus, un peu globuleux et très doux, des cheveux châtain clair qu’il portait assez long dans la nuque, et, sans être gras, il remplissait bien ses vêtements de bon faiseur. Trente-huit ans, une situation confortable dans une société de matières plastiques : il venait d’être promu directeur de la succursale parisienne et détenait également des actions. Un avenir assuré comme celui des matières plastiques.
Cécile était heureuse. Elle portait sa bague de fiançailles avec un plaisir qui ne faiblissait pas. Pierre envoyait à sa fiancée des fleurs, des chocolats, venait la prendre presque tous les soirs pour aller au théâtre ou pour dîner dans un bon restaurant. Il avait gardé les agréables habitudes du célibataire qui courtise une femme pour coucher avec elle. D’ailleurs, il serait certainement resté célibataire s’il n’avait pas rencontré Cécile, il avait déjà pris quelques manies. Avec elle tout devait changer ! Le vieil appartement de ses parents, rue de Richelieu, morts tous les deux depuis bien des années, allait retrouver une nouvelle jeunesse. Pierre Genesc était heureux de ne pas l’avoir refait plus tôt, sa jeune femme l’arrangerait à son goût. Il avait déjà toutes les attentions d’un mari pour une femme beaucoup plus jeune que lui, et c’est vrai que Cécile, avec sa fragilité, sa transparence, semblait à côté de Pierre une enfant, quand il n’y avait entre eux que quatorze ans de différence.
Parfois les fiancés restaient toute la soirée avec M. Georges et M’man Donzert, et on mangeait à la cuisine, sans cérémonies, entre soi. Pierre, on l’appelait déjà Pierre, était si heureux de se sentir en famille, lui si seul depuis si longtemps. On disait bien à Martine de venir, il n’y avait rien de changé, l’histoire de la chaîne d’or, on n’y pensait plus, M’man Donzert avait pu la sortir du mont-de-piété, et la portait comme avant, autour du cou… Mais Martine n’y allait pas souvent, elle continuait à travailler chez des clientes à domicile, parfois après dîner, rentrait tard, était fatiguée.
Il n’y avait rien de changé et pourtant les rares fois où elle montait à la porte d’Orléans, dans cet appartement où elle avait vécu, elle s’y sentait étrangère. Quand c’était à elle qu’on devait le bonheur actuel de Cécile, que c’était elle qui avait eu l’idée de présenter à Cécile Pierre Genesc des matières plastiques ! Pierre Genesc, un ami de Mme Denise, Mme Denise connaissait tout Paris, mais Pierre était pour elle mieux qu’une relation, ou du moins l’avait-il été. Une ancienne liaison, certainement, et puisque Mme Denise en disait du bien… Avec un tel certificat sur sa gentillesse, courtoisie, honnêteté, Martine l’avait présenté à Cécile en toute confiance.
Cela n’y changeait rien. Porte d’Orléans, Martine se sentait une étrangère… M’man Donzert s’occupait du trousseau de Cécile. Si on avait donné un appartement à Martine, on donnait un trousseau à Cécile : lingerie de princesse, et aussi des draps, des nappes, le linge de cuisine. Et Cécile qui ne devait plus travailler à l’Agence de Voyages après son mariage — elle allait aider son mari au bureau, faire du secrétariat — voulait partir en beauté et continuait à y aller régulièrement, pour laisser le temps à l’Agence de trouver une remplaçante : on y avait toujours été si gentil pour elle. Alors, entre ses heures de bureau et son fiancé, elle était occupée à en perdre la tête. Déjà qu’elle ne l’avait pas bien à elle, grisée de bonheur et d’amour, de cette fête perpétuelle, les affaires neuves, sa mère et M. Georges en adoration devant elle, sans compter son fiancé, chacun courant au-devant de ses désirs. Martine pensait que cela n’avait pas été ainsi pour elle. Elle oubliait son histoire, elle pensait simplement que, bien sûr, M’man Donzert avait beau l’aimer, elle n’était quand même pas sa fille… Et M. Georges, toujours si affectueux avec elle, il y avait entre eux une certaine visite, il était venu au moment crucial de sa vie, il est vrai qu’il n’en savait rien, n’empêche qu’il était venu non pour l’aider, mais pour lui faire de la morale… Enfin, Cécile occupait ici tous les cœurs, elle avait la vedette.
Une fois de plus Martine passait les vacances à Paris. Elle pourrait se reposer quand même, sa clientèle privée quitterait Paris pour au moins trois mois, à l’Institut de beauté venaient surtout des étrangères, c’était calme… Cécile, M. Georges et M’man Donzert s’en furent à Paris-Plage, pour que Pierre pût venir passer le week-end avec eux. Dans ce Paris si vide, avec moins de travail, pas de bridge, personne à voir, elle se reposerait. Martine avait besoin de repos, elle se sentait toute drôle.
Le docteur dit : « Aucun doute… Vous êtes enceinte… Cinquième mois. Quelle santé vous avez, Madame ! C’est magnifique !.. »
Ensuite, que s’était-il passé ? Pourquoi ? Elle avait été si heureuse… Incompréhensible. Martine sortit de la clinique le ventre vide, un sentiment de vide à ne jamais pouvoir le combler. Sa mère, la Marie, lui était supérieure, elle savait au moins faire des enfants… Martine se sentait stérile pour toujours. Une honte, un déshonneur. Si elle avait eu un enfant… L’enfant, Daniel revenu comme avant…
Elle n’en dit rien à Daniel. Il était venu la voir quand même, enfin, il était venu ! Par une chaude journée d’août, hâlé noir, maigri, le regard plus innocent, plus clair que jamais… Il n’avait fait que passer… Lui dit qu’elle avait certainement besoin de repos, lui proposa encore une fois de l’emmener à la ferme. Mais elle ne pouvait pas, mon Dieu ! elle ne pouvait pas ! Elle dit n’importe quoi… Pour rien au monde elle n’aurait avoué à Daniel qu’il lui fallait aller à la clinique, régulièrement, se soigner…
Elle se dégoûtait. Elle avait pour elle-même des gestes de répulsion. Tout cela était sale, ignoble… Si Daniel l’apprenait, cela serait la fin, il serait dégoûté d’elle pour la vie, elle deviendrait un objet de répulsion. Un rat crevé avec toutes les entrailles qui coulent, déjà pourries. Martine souffrait inexprimablement.
Daniel repartit, convaincu que Martine ne voulait plus de lui, que sa présence même lui était pénible. Qu’elle ne l’aimait plus.
TÉLÉPARADE
Un geste de désespoir. Elle avait risqué, gagné, et tout semblait vouloir s’arranger. Cela n’avait été qu’un tunnel noir, et non pas le chemin de l’enfer.
Elle avait télégraphié à Daniel : « Arrange-toi pour voir télévision ce jeudi vingt heures trente. » Daniel, avec son inquiétude ravivée, puisqu’une inquiétude latente pour Martine ne le quittait jamais, arriva à Paris. Qu’est-ce que cela voulait dire ?
Martine n’était pas là. Daniel alluma toutes les lampes, partout. L’appartement vide l’accueillait dans un ordre parfait. Le lierre sur le balcon avait poussé et couvrait les barres de la grille… Dans les vases des fleurs : des roses. Le tic-tac sonore d’une pendule fit lever les yeux à Daniel : c’était une pendule neuve dans un cadre en osier, à la place du tableau, de la pécheresse… Huit heures. Peut-être Martine rentrerait-elle bientôt ? Qu’est-ce que c’était que cette histoire de télévision ?