Comme il y avait longtemps qu’il n’était pas venu ici… Des mois. Il a cru que tout était fini, et au premier signe, il accourait, angoissé, fiévreux d’impatience. À quel jeu jouaient-ils donc tous les deux ? Daniel alla se laver les mains avec l’impression d’être indiscret, tant il se sentait « chez quelqu’un » et pas chez lui.
Si Martine ne rentrait pas à temps, il ne saurait même pas faire marcher le téléviseur, il n’y avait jamais touché, il n’avait pas de temps à perdre. La pendule tictaquait. Il y a des pendules qui semblent se dépêcher, d’autres ont le tic-tac d’une lenteur ! Ce sont pourtant les mêmes secondes qui meurent. Celle-ci était surtout impertinente, têtue et implacable. La télé dormait sur son piédestal, l’œil largement ouvert, tendu d’une taie blanche…
Daniel éteignit les lumières et se mit à tripoter les boutons. Lequel était celui qui mettait en marche ? Il les essaya tous, dérégla tout ce qui pouvait se dérégler. Quand même, la lumière y était, avec des éclairs et des étincelles. Le bruit d’une mer en délire envahit la pièce, et Daniel chercha fébrilement le bouton du son… Enfin, tout s’organisa à peu près et sur l’écran se précisa un monsieur rayé horizontalement, souriant, et qui disait :
— Donc, récapitulons : le candidat a vingt-trois ans, il est vendeur dans un grand magasin, et il a choisi les questions d’histoire…
Un jeune homme, tout en longueur, avançait la main pour tirer une carte parmi celles que le monsieur souriant lui tendait en éventail, quand l’image se mit à tourner comme un poulet sur une broche.
Daniel, pestant, recommença à tripoter nerveusement les boutons… Cela prit un bon moment avant que l’image ne se redressât, ne se stabilisât — Et alors Daniel vit, avec une sorte d’épouvante sacrée, Martine ! Une toute petite Martine, debout, à côté du monsieur souriant :
— Alors, Mademoiselle la candidate n° 4, pardon, Madame… Vous vous appelez Martine Donelle, vous êtes manucure, mariée et vous n’avez pas d’enfants… Pas encore, avez-vous dit…
La télé fit entendre le rire énorme d’une salle invisible.
— Vous vous présentez pour la chanson… Voyons, voyons, voyons… si vous êtes aussi calée que belle. Bonne chance, Madame !
La petite Martine tira une carte parmi celles que lui tendait le monsieur affable. Elle se tenait sur un pied, assez gauche, et belle… élégante comme un mannequin… Une robe étroite, foncée…
— Donc, Mademoiselle… décidément, j’oublie toujours que le père des enfants que vous n’avez « pas encore », est déjà choisi… donc, Madame, vous serez fort aimable de répondre aux questions qui se trouvent sur le carton que vous avez tiré :
« Premièrement : De qui sont les trois chansons suivantes : Les Parigots. Que reste-t-il de nos amours ? J’attendrai…
« Deuxièmement : qui sont les interprètes qui les ont rendues célèbres ?
« Troisièmement : vous nous combleriez, si vous vouliez bien gazouiller le refrain de chacune de ces chansons. Maestro, please…
Le Maestro apparut sur un petit piédestal, de trois quarts, tourné vers Martine, et dirigeant de son petit bâton un roulement de tambour tout à fait impressionnant… Ensuite, on vit en même temps le meneur de jeu, Martine, et derrière eux, l’orchestre. Martine se taisait, et le cœur de Daniel battait avec les tambours… Elle se taisait.
— Allons, Madame, dit le meneur de jeu gentiment, un petit effort, il ne reste plus que vingt secondes…
— Vandair… Trénet… Gœhr…
— Parfait, cria le monsieur, magnifique, exact !..
La salle, invisible, applaudissait.
— Mais on peut dire que vous ouvrez votre parachute avec retardement, Mademoiselle… Bon, je recommence !.. Madame, voulais-je dire… Vous nous avez donné chaud ! Première manche gagnée… Maestro, please, pour la deuxième question…
Le Maestro réapparut, de trois quarts, regardant Martine, l’orchestre se mit à jouer une valse lente…
— Cette valse dure exactement deux minutes et demie… Il faudra, Madame, que vous ayez trouvé d’ici là…
Martine dit :
— Oui, Monsieur… — et se tut.
La valse lente allait son bonhomme de chemin.
— Cinquante secondes… trente… Vous n’allez pas nous jouer le tour de ne pas répondre à cette question, bien plus facile que la première… Cinq secondes…
— Maurice Chevalier… Trénet… Claveau…
— Bravo, cria le monsieur joyeusement, exact, parfait, magnifique !..
La salle croulait sous les applaudissements, si bien qu’on jugea bon de la montrer, et en entier, et les visages des premiers rangs, et les mains qui battaient…
— D’après le règlement, la première entièrement bonne réponse, c’est-à-dire bonne trois fois, vous rapporte trois mille francs. La deuxième entièrement bonne réponse, c’est-à-dire trois fois bonne, vous rapporte trois mille francs multipliés par trois… Vous en êtes à neuf mille francs, Madame ! Attention ! Voici le troisième devoir : vous allez, Madame, nous gazouiller le refrain de chacune de ces chansons, sans une faute… et vous aurez aussitôt à votre disposition vingt-sept mille francs… O.K. ?
Martine fit oui de la tête. L’orchestre se mit à jouer et elle, à chanter de cette petite voix juste, vulgaire, acide…
— Bravo, bravo… criait le monsieur, qui avait l’air de vraiment s’amuser beaucoup… À la suivante !
chantait Martine… Et elle ne fit pas plus de fautes dans celle-ci que dans la troisième.
— C’est ici, dit le meneur de jeu ravi, que l’histoire se corse… Je vous rappelle le règlement : si vous répondez séance tenante à la question difficile que vous trouverez dans le billet tiré par vous la deuxième fois, nous multiplierons vos vingt-sept mille francs par cinq. Vous m’entendez bien, par cinq ! Mais si vous vous trompez, vous perdez ce que vous avez, je veux dire ces vingt-sept mille francs gagnés à la sueur de votre front… Néanmoins, l’apéritif « Mondial » se fera un plaisir de vous consoler en vous offrant une bouteille de ce merveilleux élixir de joie et de santé ! On y va pour la quatrième question, ou on s’arrête ?
— On y va… dit Martine.
Bref, à la fin de l’émission qu’elle occupa à elle seule, Martine avait gagné cinq cent mille francs !
— Voulez-vous continuer, Madame ? demanda le speaker.
— Non, Monsieur, j’avais besoin de cinq cent mille francs…
La salle éclata en applaudissements… Et le meneur de jeu dit :
— Bravo, Madame, vous avez beaucoup de cran et de connaissances. Si vous reveniez trop souvent, vous feriez sauter la banque ! Permettez que je baise votre main… Et mille choses à votre époux, j’espère qu’il connaît son bonheur… et que vous aurez beaucoup d’enfants !