L’écran se couvrit de zigzags lumineux, jeta quelques étincelles. C’était la fin de l’émission. Parut l’annonce d’un film… Daniel éteignit le poste et resta dans le noir jusqu’à ce qu’il entendît la porte d’entrée s’ouvrir…
Martine, grandeur nature, était là.
— Tu as gagné ! dit Daniel. Je te fais crédit, tu es une fille courageuse…
TOUTES CES ROSES QUI N’ÉTAIENT PAS À CRÉDIT
Beaucoup de gens avaient vu Martine à la télévision. Des clientes, la concierge, des camarades de l’Institut de beauté. Comme il y a du monde qui regarde la télévision, c’est fou ! Elle n’avait pourtant prévenu que Daniel et la famille, porte d’Orléans : comme l’émission n’était pas faite en direct, et ne passait que deux jours après l’épreuve, Martine ne courait pas le risque de se montrer battue, elle connaissait son triomphe.
La concierge, toujours aimable avec Martine, si travailleuse, si jolie, si rangée, et que son mari laissait seule, un scandale… la concierge était simplement en extase devant elle. Comme Mme Donelle était jolie à l’écran, et comme elle avait bien chanté ! Quand on en voit tant d’autres, ah ! là là, à se demander comment elles osent se présenter devant des millions de téléspectateurs !
À l’Institut de beauté, depuis cette émission, le prestige de Martine, la petite déesse, avait grandi démesurément. Elle n’était donc pas simplement belle et habile dans son travail, mais encore savante, intelligente, et musicienne !.. Bien des clientes l’avaient vue aussi et lui en parlèrent, amusées et respectueuses, parfaitement, respectueuses ! C’était agréable d’être soudain traitée un peu comme une vedette. Les coiffeurs — il y en avait quinze à l’Institut de beauté — toujours galants avec Martine, redoublèrent de galanterie, et ils savaient y faire, à fréquenter les femmes à longueur de journée. Il y en avait plusieurs fort bien de leur personne, très soignés, jeunes, agréables. Mais Martine, un peu plus détendue que d’habitude, plus souriante, faisait quand même, comme toujours, sa déesse. Bon, on le savait assez qu’il n’y avait rien à faire, que Martine n’était pas seulement honnête, mais vertueuse. Pas qu’elle d’ailleurs, le personnel féminin de la maison, les manucures, masseuses, esthéticiennes, étaient presque toutes des femmes rangées, avec un mari, un ami, un fiancé. L’attention qu’elles portaient à l’aspect physique, le leur, celui de leurs clientes, n’était ni frivolité ni coquetterie de leur part, mais exigence du métier ; tout comme l’amabilité, les manières affables étaient chez elles une seconde nature. On pardonnait à Martine cet air distant qu’elle avait, pour son bon travail, son exactitude, et on plaisantait gentiment la petite déesse, comme on la surnommait, de rester sur son piédestal.
Martine dut tenir une véritable conférence de presse pendant le déjeuner, au réfectoire. Ginette l’embrassa à l’étouffer. Comment en avait-elle eu l’idée, lui demandait-on, comment s’était-elle décidée à prendre part à cette émission ? Eh bien, elle avait été tout d’abord à l’immeuble de la radio… Il y en avait d’autres comme elle, des hommes et des femmes, et un homme de la télé, ma foi, très gracieux, les avait reçus, vous savez quelqu’un qui vous met tout de suite à l’aise… Parce que c’est tout de même impressionnant le studio, le monde qui va et vient, des portes épaisses avec Silence ! écrit dessus, et des drôles de murs comme pour étouffer les cris, quand c’est le contraire ! et puis, soudain, une de ces portes s’ouvre et on voit une grande pièce, et là-dedans, tout un orchestre et pas d’auditeurs !.. Et le jour où elle s’y était rendue, une veine ! il y avait André Claveau qui passait ! Je l’ai vu comme ça, comme je vous vois… Enfin, on les a tous emmenés dans un petit bureau et c’est là que se tenait le monsieur gracieux. Il leur a distribué des questionnaires avec des questions semblables à celles de l’émission, et ceux qui ont à peu près bien répondu, on les a invités à prendre part à l’émission publique… Voilà ! Eh bien, s’exclamaient toutes les femmes autour de Martine, c’est vite dit, voilà ! Mais qu’est-ce qu’il lui a fallu comme courage… Toutes ces femmes, avec leurs blouses bleu ciel, les bas d’une finesse extrême et les mules blanches à talons très hauts, étaient plaisantes, jolies, ravissantes, de teintes pastel, cheveux, joues, lèvres… Les cheveux noirs et brillants de Martine, sa peau bronzée tranchaient comme une rose d’un rouge très foncé sur un fond de roses roses, de roses thé. Les hommes portaient, eux aussi, des blouses bleu ciel boutonnées sur le côté, avec le col montant, comme les blouses russes. Tous, rasés de près, les cheveux lisses, brillantinés… M. Paul, un très jeune, qui avait ses initiales brodées sur la poche de poitrine de sa blouse, cria : « Martine ! une chanson ! » Et tout le monde scanda : « Une chanson ! Une chanson ! »
Martine, sans se faire prier, chanta La goualante du pauvre Jean, de sa petite voix acide et raide. Il lui fallut en chanter d’autres, chacun en commandait une : elle les connaissait toutes, avec toutes les paroles, d’un bout à l’autre ! Le garçon, si distingué avec ses cordes dorées sur les épaules, oubliait de servir, enthousiasmé… À deux heures, Mme Denise tapa dans les mains :
— À vos places, Mesdames, Messieurs, il y a du monde dans les salons ! Allez, Martine, ma petite vedette, au travail !..
Cela augmenta encore la ressemblance avec un pensionnat de « jeunes filles en uniforme », un pensionnat mixte, il est vrai. De quoi exciter des messieurs jeunes et vieux. Le personnel s’éparpilla dans les cabines et salons pour aider la beauté d’une cinquantaine de femmes à donner son maximum d’effet. Des mains habiles massaient, frictionnaient, manucuraient, pédicuraient, coiffaient, teignaient, maquillaient, parmi les sourires parfumés et roses, dans une atmosphère toute de douceur, calmante, les bruits étouffés par le bull-gomme, serviettes-éponges, ronron des machines électriques, vapeurs aromatiques… Martine se plaisait ici extraordinairement. Penchée sur une main, elle poursuivait intérieurement ses pensées, parlait à Daniel, discutait avec lui.
Maintenant, avec ces cinq cent mille francs, elle allait payer d’un coup toutes les échéances qui lui empoisonnaient l’existence. Ne resterait que le manteau de fourrure, mais s’il n’y avait qu’une traite par mois, avec ce qu’elle gagnait, c’était un jeu d’enfant… Un jour, ils auraient une petite maison à la campagne… Puisque Daniel était revenu, tous les rêves étaient à nouveau possibles. Daniel… Daniel était revenu ! Une petite maison, près de Montfort-L’amaury, où Mme Denise l’avait amenée chez des amis, ceux-là mêmes qui habitaient aux Champs-Elysées et avaient des tableaux modernes. C’était beau chez eux ! Un jour peut-être aurait-elle un enfant quand même… Martine poussait sous la main de la dame le bol d’eau chaude. La dame étendue sur le dos, avec des serviettes sur le visage, trempait docilement ses doigts. « Doucement, Martine… » dit avec reproche l’esthéticienne, qui s’occupait du visage de la dame…
Ceux de la porte d’Orléans étaient le soir de l’émission chez l’un des deux garçons coiffeurs qui travaillait chez M. Georges et avait un poste de télévision, acheté à crédit, bien sûr… Lorsque Martine se présenta chez M’man Donzert, il y eut beaucoup de oh ! et de ah ! mais Martine sentit bien que son succès était aux yeux des siens quelque chose de scandaleux, quelque chose qui ne se faisait pas… On ne sortait pas du rang, on ne se faisait pas remarquer. « C’est toujours comme ça avec Martine, dit M’man Donzert, tantôt elle est élue Miss Vacances, tantôt elle gagne cinq cent mille francs à la télévision… » Enfin, il n’y avait rien à dire contre, c’était une chose admise par le gouvernement, ces émissions… La Loterie nationale aussi, et les Courses, et la Bourse. Et même M. Georges achetait parfois quelques actions et il lui arrivait de gagner un peu d’argent. Cette Martine !..