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LA PIE VOLEUSE

Martine voyait souvent Mme Denise. Mme Denise l’appelait « ma petite protégée » et aimait l’emmener avec elle, tout le monde est toujours content de voir arriver une jeune et jolie fille. Et excellente bridgeuse. L’ami de Mme Denise, le représentant d’autos — en fait déjà son mari, ils s’étaient mariés sans tambour ni trompette — aimait la compagnie des jolies femmes et devenait souriant à la vue de Martine. Cet ancien coureur n’était pas toujours facile à manier, souvent il s’ennuyait, devenait sombre ; l’excitation des courses, le risque, la foule, les acclamations, le gain facile, si on ne compte pas le danger de mort, lui manquaient. Mais, actuellement, il était en train de monter une boîte de nuit ultra-chic, son nom de coureur, assez connu dans un certain monde, l’aiderait à réussir, et avec toutes les relations de Denise, à eux deux, ils devaient forcément faire de cette affaire une bonne affaire. Ils sortaient beaucoup, voyaient des gens. Mme Denise s’étonnait de la réticence de Martine à les suivre, à s’amuser. Drôle de fille, une autre à sa place, avec ce mari à éclipses… Parce que Martine avait beau prétendre, ça ne tournait pas rond dans le ménage.

Elle n’allait tout de même pas toute sa vie attendre Daniel ! Bref, si Martine avait voulu, elle aurait passé toutes les soirées avec Mme Denise et son mari, elle aurait été de toutes les premières et galas. Mais la plupart du temps, elle refusait, et plus cela allait, plus elle devenait réservée et secrète. Parfois Mme Denise se disait qu’elle avait peut-être un amant ? Il lui arrivait d’inviter Martine à déjeuner, mais il n’y avait pas d’intimité entre elles, elles parlaient chiffons, parties de bridge. Tant qu’à faire, Martine préférait de beaucoup déjeuner avec Ginette, une manucure comme elle. À la place du déjeuner, elles se bourraient de gâteaux, et Ginette, potinière comme pas une, la faisait rire… Elles se tutoyaient avec Ginette, Mme Denise, il fallait la vouvoyer. Elle était trop aristocratique, ses cheveux blancs impressionnaient Martine. Mme Denise s’en rendait compte, et cela lui plaisait. Sans se faire de confidences, elles étaient tout de même bien ensemble.

Alors, le jour où Mme Denise avait envoyé chercher Martine dans la cabine, Martine ne s’en était pas étonnée, termina tranquillement son travail sur les mains d’une cliente, et s’en fut retrouver Mme Denise au réfectoire, vide à cette heure.

Mme Denise n’y alla pas par quatre chemins :

— Savez-vous, Martine, qu’il y a des choses qui ne se font pas, même si elles ne sont pas punies par la loi ? C’est une question de correction élémentaire, et jamais chose pareille n’est arrivée ici…

— De quoi parlez-vous, Madame ?

— Faites pas la bête, Martine… Vous êtes pâle jusqu’aux lèvres, vous savez fort bien de quoi je parle.

Martine, pâle jusqu’aux lèvres, ne dit rien.

— Vous avez profité de nos clientes pour vous faire une clientèle particulière… et ce trafic dure depuis plus d’un an. Avec quelqu’un d’autre, on s’en serait aperçu plus tôt, mais avec vous, notre confiance a été aveugle… Que penseriez-vous d’une première, travaillant dans une maison de couture, qui aurait un petit atelier à elle, et détournerait les clientes de la maison à son profit ?

— Ce n’est pas la même chose, dit Martine de ses lèvres blanches, froides, mortes, il y aurait eu vol de modèles… Moi, j’avais besoin d’argent… et vous payez mal…

— Des revendications, maintenant !.. En tout cas, vous avouez… Le besoin d’argent n’a jamais excusé le vol. Vous pouvez passer à la caisse. Nous n’employons que des gens corrects.

Une pie. Une pie voleuse et noire. Méchante. Martine marchait dans la rue et ne voyait pas les belles devantures du faubourg Saint-Honoré, les belles choses brillantes. Elle avait dans sa poche les billes rondes et lisses, chipées à ses frères, et sa mère glapissait : « Une pie ! Une pie voleuse et noire, voilà ce que tu es ! » Elle revoyait la pie sur la table couverte d’une nappe blanche, dans le jardin de l’hostellerie où elle avait passé sa première nuit de femme mariée. La rage de l’oiseau parce qu’on le chassait de la table. Comme il attrapait la nappe dans son bec et tirait dessus. Parce qu’on le chassait. Il faudra qu’elle avoue à Daniel qu’on l’avait chassée. Quand il reviendra. Parce que depuis la visite à la ferme, il ne revenait plus, n’écrivait jamais. Il n’y avait pas eu de dispute entre eux. C’était pire. Et voilà que maintenant elle avait peur qu’il ne revînt trop vite. Que lui dirait-elle ? Il n’avait jamais su qu’elle faisait quelque chose qui ne se faisait pas, quelque chose d’incorrect, de louche, en cachette de Mme Denise, de Ginette, de l’Institut de beauté, aucune idée de tout cela… Il faudrait lui raconter une histoire. Quelle histoire ? Elle ne trouvait rien… Pourquoi se serait-elle soudain disputée avec quelqu’un dans une maison où tout le monde était si content d’elle ? Elle pourrait dire que cela venait d’elle, un coup de tête, qu’elle en avait marre, tous les jours la même chose… Ce n’était pas facile… Daniel ne savait que trop qu’elle aimait ça, tous les jours la même chose, et surtout pas de changements.

Elle alla s’asseoir dans un café des Champs-Elysées. On était au début du mois. Elle espérait bien qu’on ne lui paierait pas ces quelques jours, et les petites choses personnelles qu’elle pouvait avoir dans son armoire, au salon, elle les abandonnerait pour ne pas retourner là-bas, surtout ne pas y retourner, ne voir personne, ne pas affronter les jugements, la pitié, la réprobation. Car tout le monde savait déjà, Mme Denise aura certainement voulu faire un exemple, elle aura réuni le personnel… Des visages se succédaient dans la tête de Martine, et cela lui était insupportable de penser que ces gens parleraient d’elle, porteraient sur elle des jugements… La déesse ! Si elle avait assassiné quelqu’un, tenez, Mme Denise par exemple, cela ne leur aurait pas donné plus entièrement prise sur elle, que cette incorrection, une indélicatesse… La déesse gisait brisée en mille morceaux aux pieds de son propre piédestal. Le garçon attendait… Ah oui, c’est vrai… « Un grog… » commanda-t-elle au garçon qui souriait de la voir ainsi perdue dans ses pensées.

Elle regarda autour d’elle… Un café moderne, tel que Daniel les détestait. De longues bandes ondulées, beiges, avec des trous ronds dedans pour laisser passer les lumières, étaient suspendues sous le plafond. Au fond de la salle, ces bandes étaient bleues. Sur le mur, de la peinture décorative, des triangles, des couleurs qui se chevauchaient, pénétraient dans des niches, où les lampes donnaient une lumière orange. Les sièges étaient recouverts de vinyle de toutes les couleurs, le carrelage par terre était d’un bleu ciel, lisse, propre. Tout cela était pimpant, neuf. C’est comme cela que Martine comprenait la vie : elle devait être pimpante, propre. Qu’est-ce que c’était pour l’Institut de beauté que ce petit peu de travail qu’elle avait détourné ? Elle, cela lui permettait de rêver, d’être heureuse… du moins l’aurait-elle été un jour ou l’autre, parce que jusqu’ici, avec la fatigue et le peu de temps à elle, elle n’avait même pas eu le temps de sentir quelque chose d’autre… « Ce sont les travailleurs endettés qui font les révolutions… » avait dit Daniel dernièrement. Autrefois, il lui parlait beaucoup… La génétique, et tout le bazar, et où il en était. Daniel n’était qu’un paysan, il n’avait que des exemples paysans. Il paraît que dans les temps jadis, les dettes leur liaient bras et jambes. « Mais ces dettes, ils ne se les mettaient pas sur le dos eux-mêmes…, disait Daniel. Le crédit est une bonne chose, mais les gens sont possédés de désirs ! Les ouvriers se sont battus pour une journée de huit heures, et maintenant qu’ils l’ont, ils font des heures supplémentaires, ils se crèvent pour avoir une moto ou une machine à laver. » On voyait bien que c’était un fils à papa, qu’il n’avait jamais vécu dans une cabane en planches, couché sans draps et mangé avec les rats… Il avait toujours pu se laver… Il connaissait son père, et ses parents ne se soûlaient pas, ne se battaient pas, ça lui était facile de parler. « Les Allemands avaient des salles de bains, disait Daniel, et de l’hygiène, et les Américains ont des voitures et des frigidaires… Et alors ? Ils s’emmerdent à cent sous de l’heure. Plus ils en ont, plus ils en veulent. Puis, boum, c’est la guerre, le progrès en matière plastique flambe, et on reste juste avec la terre, avec le pain et les roses… Pas de roses à crédit, des vraies roses à tout le monde… » « Je suis pour le progrès, disait encore Daniel, mais pas pour un progrès en matière plastique… Pas pour le miroir aux alouettes. On se crevait et on se crève pour avoir de quoi manger, on n’a pas le choix… Mais se crever pour une salle à manger-cosy, tu crois que c’est le progrès ?… » Ah, ce qu’il avait pu l’enquiquiner avec sa morale ! Ils se disputaient… Il ne voulait pas admettre que sa passion pour le confort moderne valait la sienne. Comme il devenait méchant, ses lèvres serrées s’écrasaient l’une contre l’autre : « Si tu oses comparer mon petit travail scientifique à ton cosy, je n’ai plus rien à faire avec toi ! » Daniel partait, Daniel claquait la porte… Toujours il claquait la porte. Elle l’avait rattrapé avec son histoire de l’émission, mais cela n’avait pas duré… Après le voyage à la ferme, elle ne l’avait plus revu. Si seulement il voulait encore l’embêter !