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Daniel imaginait mal comment Martine allait prendre la nouvelle de son départ. Il ne lui annoncerait qu’un court voyage, qu’un aller et retour, c’était plus prudent… Il aurait pu partir sans prendre congé d’elle, mais cela ne ressemblerait-il pas à une fuite ? Avec Martine, on ne pouvait jamais savoir… Elle pouvait aussi bien simplement dire : « Tiens, tu pars… » et passer à autre chose ; comme elle était capable de déclarer : « Je ne te laisserai pas partir… » ou « Je partirai avec toi… » Cette dernière variante n’était pas à craindre, Martine n’avait ni passeport, ni visa… Mais Daniel ne tenait pas à une conversation de ce genre. Il l’avait déjà eue avec Ginette.

Il arrêta la voiture devant la maison de Martine. Après la séance avec Ginette, il était si fatigué qu’il se résigna, cette fois-ci, à prendre l’ascenseur-coffre qui lui faisait toujours peur. Il pouvait être onze heures du soir, Martine n’était probablement pas encore rentrée de son bridge quotidien… À moins qu’il ne trouvât une foule de bridgeurs chez elle ! S’il n’y avait personne, il attendrait… Il resterait coucher et s’il avait la chance de s’endormir avant le retour de Martine, il pourrait remettre l’annonce de son départ au lendemain matin. Deux séances coup sur coup, c’était beaucoup, et de jour il y avait plus de chances que cela se passât bien. Martine, toujours exacte, serait pressée d’aller à son travail.

Daniel ouvrit avec sa clé. Il y avait de la lumière sous la porte de la chambre, à droite : à gauche, la porte de la cuisine, éclairée, était ouverte. Daniel appela : « Martine ! » et entra dans la chambre. Il y régnait un étrange désordre, des vêtements épars sur le tapis, les couvertures défaites… Martine sortait de la salle de bains, en chemise de nuit, décoiffée, hagarde…

— Qu’est-ce qui se passe ? — Daniel étonné regardait cette Martine inhabituelle.

— Je suis malade. — Martine s’affala sur le lit.

— Qu’est-ce que tu as ? Où as-tu mal ?

— Le foie, je crois…

— Mais couche-toi comme il faut, sous les couvertures 1… Tu veux quelque chose ? Une bouillotte ?

Martine voulait n’importe quoi, pourvu que Daniel s’occupât d’elle. Cette bouillotte qu’il lui apporta était du baume sur ses plaies, cette façon qu’il avait d’arranger les couvertures défaites, de ramasser les vêtements, de mettre côte à côte ses chaussures, il en avait trouvé une sous une chaise, l’autre près de la porte… « Fallait-il que tu aies mal, disait-il, tu as pris ta température ? Tu ne veux vraiment pas de médecin ? » Peut-être l’aimait-il encore ? Peut-être ne la trompait-il pas, ni avec Ginette, ni avec d’autres ? Une inflexion de voix est une preuve bien mince, pas quelque chose que l’on puisse invoquer dans un acte d’accusation. Le rire de Daniel déborderait, il la traiterait de folle. La chaleur de la bouillotte remplissait le corps de Martine d’un bien-être qui lui remontait au cœur. Daniel s’émut lorsqu’il vit les larmes couler sur les joues de Martine :

— Tu as toujours mal, petite perdue ?

— Non, c’est parce que j’ai moins mal…

Daniel, compréhensif, hocha la tête :

— Une saleté, ces crises hépatiques… Je vais te faire une tisane.

— Non, viens te coucher…

Daniel, docile, se déshabilla, se coucha, prit Martine dans ses bras. Elle se remit à pleurer, c’étaient de bonnes larmes tièdes comme la bouillotte, un immense bonheur fondait dans son cœur comme du sucre que le sang chaud portait partout dans son corps. On ne tue pas un homme pour une inflexion de voix. Elle allait veiller, surveiller, épier.

Ce soir, Daniel, de crainte que la nouvelle de son départ ne mît en mouvement le foie de Martine, ne lui parla de rien. Mais le matin, elle se leva comme d’habitude à sept heures… Doucement, sans ouvrir les doubles rideaux, pour laisser Daniel dormir encore un moment, pendant qu’elle s’habillerait dans la salle de bains, qu’elle préparerait le petit déjeuner… Daniel ne dormait pas, il se disait que maintenant il lui faudrait parler de son voyage, l’embrasser avant de partir… Pauvre Martinot…

Martine disposait sur la table de la cuisine les tasses du petit déjeuner, la cafetière, le sucrier… un tête-à-tête longuement choisi, en céramique épaisse vert pistache, noir à l’intérieur des tasses, ces tasses qui avaient des anses si courtes que Daniel avait laissé échapper la sienne le jour même où le tête-à-tête avait été acheté, et cette anse de malheur s’était brisée net. Martine souffrait tous les jours de cette mutilation, et Daniel avait beau affirmer qu’il préférait les bols aux tasses, Martine ne pouvait supporter les objets abîmés et rêvait d’un autre tête-à-tête… Elle en avait vu un chez Primavera… Daniel tenait des deux mains sa tasse sans anse. Comme Martine l’aimait ainsi, le matin, dans son pyjama fripé, assis sur une jambe repliée sous lui, soufflant sur son café bouillant, pendant qu’elle lui faisait des tartines…

— Tu vas mieux, ma vieille ?

Elle allait bien, un peu de faiblesse dans les jambes. Les traits tirés, les yeux battus, les paupières foncées et des grands cernes… Autrement, vaillante, comme toujours.

— Tu as des yeux !.. dit Daniel, les deux au beurre noir ! Ta nouvelle coiffure te va bien, ajouta-t-il, admiratif, mais tout te va… Je n’ai pas pensé te dire hier… tu étais si malade… Je pars pour les États-Unis, pour un voyage d’études.

— Pour longtemps ? — Martine posa une tartine dans l’assiette de Daniel.

— Je ne sais pas.

— Tu pars seul ?

— Mais oui… — Daniel était un peu étonné par cette question. — Je ne pars pas avec une délégation, c’est une invitation personnelle qui m’a été faite. Une firme californienne.

Martine n’avait pas pensé à une délégation, mais à Ginette. Clairement, il n’en était rien, Daniel partait seul. Et, pour le moment, le savoir loin de cette fille, était une bonne chose. S’il y avait quelque chose entre eux, cela n’empêchait pas Daniel de poursuivre son chemin comme si de rien n’était…

— Quand pars-tu ? — Martine prenait son café, tranquillement.

— Après-demain… Le train pour Le Havre part assez tôt, j’irai directement à la gare, de la ferme. On s’embrassera aujourd’hui. As-tu ce qu’il faut pour la traite de ta voiture ? Je t’ai amené un peu d’argent…

— Ça me rendra service…

Martine ne lui dit pas qu’elle n’avait le premier sou ni pour la voiture, ni pour le reste. Elle était si profondément endettée qu’elle ne voyait absolument aucune issue, à bout de souffle et de ressources. Le gros morceau était la voiture, et l’argent de Daniel arrivait à point. Il y avait longtemps qu’il n’intervenait plus dans ses achats. C’était un gouffre, ça coûte trop cher, le crédit. Avec le crédit, on croit toujours pouvoir y arriver, on se croit riche. Quand on ne l’est pas.

Daniel partait tranquillisé. Martine l’avait embrassé et lui avait dit :

— Va… Ne m’oublie pas. Si tu m’oubliais, gare à toi ! Et que Dieu te garde…

Un peu solennelle. Cela lui arrivait parfois.

« … ET LES CHAUVES-SOURIS QUE TOUT SABBAT RÉCLAME… »

En l’absence de Daniel, Martine de toutes ses forces essaya de s’en sortir. Mais rien ne voulait s’arranger, rien ne marchait. Par exemple, l’émission publique à laquelle Martine s’était inscrite dans l’espoir de se faire une somme importante d’un coup, fut un désastre. Elle n’avait pas réfléchi qu’avec ses occupations nombreuses elle n’écoutait plus la radio, qu’elle n’achetait plus de disques, et qu’entre-temps de nouvelles chansons se créaient, de nouvelles vedettes surgissaient. Or, comme par un fait exprès, toutes les questions qu’elle avait tirées concernaient des succès récents. Le meneur de jeu eut beau faire, l’aider comme il pouvait, elle rentra avec une boîte de savonnettes, c’était tout. Ceux qui l’avaient vue et entendue se moquèrent gentiment d’elle : qu’est-ce qui lui avait pris d’aller chercher le ridicule, quelle idée !