« Ce n’est plus de ton âge… » lui avait dit Ginette. Martine voyait souvent Ginette… Elle l’épiait, la surveillait… En travers de Ginette étaient écrits les mots : Danger de mort ! Ne jouez pas avec la serrure ! Martine jouait avec la serrure, dans l’angoisse panique de la voir s’ouvrir, et alors…
Ce fut la machine à laver qu’on enleva en premier. Mais, sérieusement, Martine n’en avait pas besoin. Dommage pour l’argent dépensé, encore trois mois, et elle la gardait, mais voilà, Martine ne possédait pas les quelques billets de mille… il fallait payer tout le reste. La place récupérée dans la petite cuisine facilitait les mouvements, avec la machine on ne pouvait plus s’y retourner. Et pourtant, ce coin libéré de la machine à laver, vide, était comme le symbole d’une défaite, il rappelait à Martine comment elle se trouva sur la scène d’un théâtre, incapable de répondre à une seule question, muette…
Puis ce fut le tour de l’argenterie. On ne pouvait lui reprendre son salon en rotin, cela ne se faisait pas à cause de l’usure. Là, elle pourrait avoir des ennuis d’une autre sorte. Mais, peut-être si on lui laissait le temps de se retourner… En attendant, ce salon était si joli ! Avec le lierre sur le balcon qui couvrait maintenant tous les barreaux et encadrait la porte vitrée… Mme0Dupont elle-même le lui enviait. Pour son anniversaire, Cécile avait donné à Martine des sièges métalliques pour le balcon, et, dès qu’on pourrait laisser la porte ouverte, cela ferait jardin. Cécile et Pierre Genesc ne venaient plus que rarement chez Martine, Cécile était sur le point d’accoucher. Autrement, ils n’étaient pas mauvais au bridge, tous les deux, et Cécile même meilleure que son mari, ce qui étonnait chez cette créature de nacre rose. Martine se débattait, empruntait à l’un pour rendre à l’autre, tenait une véritable comptabilité pour garder l’équilibre, faisait des économies de bouts de chandelle. Dans un an, cela serait fini, un an, oui… Si tout se passait bien, parce qu’elle marchait sur une corde raide et qu’il ne fallait pas qu’elle s’énervât et recommençât à faire des mouvements désordonnés… C’était comme ça qu’elle s’était fourrée dans le guêpier. Du calme, et elle mettrait de l’ordre dans sa vie.
Comme pour ne pas mentir à Martine, Daniel rentra des États-Unis au bout de trois mois. Mais c’était parce qu’il y avait rencontré une jeune fille dont il était tombé éperdument amoureux. La fille du patron, qui revenait de France après avoir fait un stage justement dans cette École de Versailles d’où sortait Daniel. Daniel retournait en France pour divorcer…
Rien ne peut se comparer à l’éclatement qui se produisit dans le petit appartement, lorsque Daniel vint très simplement demander le divorce à Martine. Il y avait surgi un grand oiseau noir. Il se débattait, se cognait contre les murs, renversait de ses ailes des meubles, des objets, se faisait mal… Non, pas un oiseau, une chauve-souris ! Le vol désordonné d’une chauve-souris aveuglée par la lumière, les ailes tranchantes, sinistre, infernale, épouvantable comme une araignée, comme les fils poussiéreux de ses pièges mous, comme la prise définitive des crampons crochus de ses griffes dans les cheveux des mortels ; ni oiseau, ni bête, vivant à l’orée d’un monde noir peuplé d’animaux fantastiques, rampant, volant, galopant, crachant du feu et des glaires, piquant, mordant, mâchant menu ou avalant d’une pièce leur proie, pointant leurs dards, claquant des mâchoires, les gueules ouvertes… Les chauves-souris tournent, cisaillent l’air à l’entrée des ténèbres, n’osant ni rester, ni quitter ce monde pour l’abîme, là-bas…
Daniel se retrouvait devant ces ténèbres qui l’avaient jadis attiré. Jadis, Martine se tenait à l’orée de ce monde de mystère, et elle avait alors l’aspect d’une belle, très belle fille… La voilà transformée en chauve-souris, et l’exploration de son monde ténébreux n’attirait plus Daniel. Il avait rencontré une femme avec laquelle il voulait vivre au grand jour, sans laquelle le monde plongeait dans un ennui immense, avec laquelle chaque chose devenait une raison de vivre, si bien que Daniel s’était soudain mis à penser à la mort, tant il avait peur de mourir, tant il était heureux de vivre. C’est dire que Martine ne pesait pas lourd dans la vie de Daniel, telle qu’il se représentait cette vie maintenant. Elle n’était qu’une des choses qui l’empêchaient de rester avec Marion sans attendre et qu’il fallait liquider au plus vite. Il avait écrit dans son agenda : Acte de naissance, papiers militaires, Martine, École, chemises, cravates… Et puis, souligné deux fois : Ode, Eau de lavande. Ça, c’étaient des parfums pour Marion.
Il ne s’attendait pas à cette explosion. Il ne soupçonnait pas que la charge était si forte. Il avait bien pensé que Martine, tout d’abord, s’insurgerait, pleurerait, crierait… Mais il y avait si longtemps qu’en réalité c’était fini entre eux, que sa peine, selon lui, devait vite s’apaiser. Martine était devenue si sèche, si égoïste. Et voilà que… non, ce qui se passait là était un mauvais rêve !
Daniel avait reculé vers l’extrême bord de l’appartement… Il n’osait sortir sur le balcon, de crainte que d’un coup d’aile elle ne le projetât dans le vide. Et même, il avait eu le temps de fermer portes et fenêtres avant que l’orage à l’intérieur n’atteignît son apogée. Ensuite, il ne put que rester collé à la porte du petit vestibule. Il aurait pu se glisser au-dehors, mais n’y songea même pas, comme on ne se sauverait pas voyant un rideau prendre feu. Il fallait intervenir, peut-être jeter sur Martine une couverture, un manteau, lui envoyer dans les jambes un tabouret. De là où il était, Daniel ne pouvait rien attraper… Si elle ne s’attaquait pas à lui directement, le plus sage était d’attendre sans bouger qu’elle s’épuise. Cela durait, dans un silence atroce, pas un mot, pas un son, rien que ces mouvements déments, et ce silence augmentait la ressemblance avec une chauve-souris…
Soudain, elle s’immobilisa, étendue par terre, et reprit forme humaine. Daniel fit un mouvement, un pas, s’approcha, resta debout au-dessus de ce corps de femme : « Martine ! » appela-t-il. Elle eut une moue de douleur, essaya de se mettre debout, n’y parvint pas, et rampa jusqu’au lit. Il l’aida à s’y hisser, s’en fut chercher un verre d’eau… Mais elle repoussa le verre avec assez de force pour que l’eau se répandît, et elle se mit à parler :
— Ignoble, abject, salingue, salope, ordure, merde… Tu m’as pris ma vie, tu m’as désexuée… je ne suis qu’un objet, qu’une chose inanimée… immondice, maquereau, fils à papa, exploiteur, buveur de sang… et moi, moi alors ? Je ne sais même plus si je suis une femme, à vivre avec un homme qui n’a pas envie de moi, qui couche dans mon lit sans amour… Je n’ai plus vingt ans, j’en ai vingt-sept, c’est la floraison, l’épanouissement, et moi je suis là comme une vieille fille, espèce d’impuissant, infect individu, j’irai à la police, j’ai des relations dans les ministères, je prouverai… tes obligations conjugales… c’est toi qui m’as rendue stérile et asexuée, si bien que pas un homme ne me désire, moi qui suis belle, une déesse… la Victoire de Samothrace… je suis déchue, démolie… Le crédit m’a eue… les difficultés du crédit. Tes roses, elles étaient à crédit, tu me les as reprises, salaud ! Comme la machine à laver… Pince-moi, que je me pince, pour savoir si je suis vivante, si ce cauchemar est la réalité… Je demanderai à Ginette comment tu faisais l’amour avec elle… Tu donneras à ta fiancée un certificat de Ginette… Fiancée ! Mon mari a une fiancée !