Выбрать главу

Elle sombra dans l’injure, un répertoire inépuisable, varié, immonde. Daniel, dans la salle de bains, délaya une triple dose de somnifère… Martine dit : « Merci… » et but le verre entier. « Allez, dors… Je suis à côté. »

Elle s’endormit très vite. Daniel allait et venait dans l’appartement. Cette absence de téléphone était infernale, il aurait aimé appeler un médecin. Même en tenant compte d’une part de simulation, il fallait prévoir quelque chose pour le cas où cela reprendrait. Prévoir ? que pouvait-on prévoir dans un délire… Daniel était pris entre le dégoût et la pitié. Il avait assez de griefs contre Martine, mais peut-être n’avait-il pas su y faire ?… Peut-être. Il n’était plus temps d’y penser, il était entièrement là-bas, près de Marion, de sa gaieté, son énergie, son sens des affaires, ses connaissances scientifiques, son corps tout en jambes, ses muscles de sportive… Ah, le bleu profond de ses yeux, dans son visage on ne voyait tout d’abord que ces yeux inouïs… Mais il y avait l’éclat de la santé, le rire. Elle n’était pas belle comme Martine, comme une vedette de Hollywood, elle était belle comme une femme avec laquelle on veut faire sa vie, avec laquelle c’est si naturel, si normal de vivre tous les jours, toutes les nuits, que c’est impossible que cela ne soit pas. Il n’était plus temps de penser qui de lui ou de Martine avait tort… Maintenant, il y avait Marion et lui qui se cherchaient comme des prisonniers cherchent la liberté. Rien ni personne ne pourrait les convaincre qu’il était juste de rester derrière les barreaux du moment qu’on les y avait condamnés. Rien ne pouvait tenir contre la volonté de ces deux êtres de s’unir, ils marcheraient sur des cadavres. Daniel balaierait Martine, si elle devenait un obstacle à son union avec Marion. Mais, pour l’instant, Martine était une pauvre loque dont il lui fallait s’occuper, tant pis, une malade.

Il alla s’asseoir dans un fauteuil en rotin. Le petit divan du cosy était plus pratique, mais il n’y était plus. Après tout, avec le somnifère, Martine dormait si profondément qu’il pouvait se permettre de descendre, téléphoner à un docteur… Peut-être aussi était-ce inutile, à la voir si calme… Il était tard. Daniel descendit quand même au tabac et appela le docteur qui promit de venir dans la matinée. Qu’est-ce qu’il valait, ce docteur, Daniel n’en savait rien, il l’avait rencontré un jour, chez Jean, et comme il n’en connaissait aucun… Il remonta les escaliers : tout était calme dans le petit appartement, Martine dormait. Daniel se coucha à côté d’elle, tout habillé.

Il faisait jour… quelle heure ?… depuis combien de temps Martine le regardait-elle dormir, agenouillée près du lit ?

— Pourquoi dors-tu tout habillé ? — dit Martine, dès qu’il eut les yeux ouverts.

Daniel bougea faiblement, prudemment, comme devant une bête dangereuse, sortie de sa cage :

— Tu étais malade…

— Malade ? Menteur ! Je n’étais pas malade. Le malheur n’est pas une maladie. Non ! Reste couché… Je serai mieux pour te cracher au visage.

Martine cracha. Daniel sauta à bas du lit et une gifle renversa Martine. Debout, il s’essuyait avec une écharpe de Martine, soigneusement pliée sur le dossier d’une chaise, avant le drame, dans un autre siècle. Martine siffla comme un chat et, hérissée de rage, se ramassa pour sauter sur Daniel. Daniel n’avait plus pitié, il ne voyait plus devant lui qu’une bête malfaisante à assommer.

Ce n’était pas si facile, Martine était forte. Il lui fallut l’attacher à une chaise avec cette écharpe et sa ceinture.

Lorsque le docteur fit son apparition, il trouva un appartement saccagé… tout était cassé, démoli… et au milieu de ce chaos, une femme à peine couverte d’une chemise de nuit en loques, bras et jambes liés comme dans un vieux film américain. M. Donelle, qui lui avait téléphoné la veille, était dans un triste état, le visage égratigné, la chemise déchirée, nu-pieds, le pantalon fripé… Le docteur avait rencontré Mme Donelle chez Cécile ou ils avaient dîné ensemble et ensuite fait une partie de bridge ; une joueuse de bridge remarquable, une femme si calme, si pondérée… Il se rappelait également Daniel Donelle, des Établissements Donelle, il l’avait vu chez leur ami commun, Jean, qui ne tarissait pas d’éloges sur lui. Le docteur, un jeune psychiatre, était impressionné, presque ému : on a beau avoir l’expérience…

— Elle est complètement folle, dit Daniel à voix basse. Je crois qu’il vaut mieux que je reste à côté…

Le docteur sortait sa trousse :

— Voulez-vous que je vous fasse une piqûre, Madame ? Vous vous sentirez mieux après.

— Faites…, répondit Martine attachée à sa chaise, d’une voix normale, triste…

— Voilà, — dit le docteur, le doigt appuyé sur le bout de coton imbibé d’alcool contre le bras de Martine, — vous verrez comme dans un instant vous irez mieux.

— Oh, mais je vais très bien, Docteur… Il n’y a pas de piqûres contre le malheur… Voulez-vous me détacher, s’il vous plaît, cette brute m’a traitée d’une façon abjecte.

— Mais bien sûr ! Vous allez vous étendre, vous reposer un peu, n’est-ce pas ?

Il détacha Martine et l’aida à se coucher. Elle s’assoupit presque instantanément, et le docteur vint trouver Daniel qui attendait dans le salon.

— Alors ? dit Daniel, anxieux, comment l’avez-vous trouvée ?

— Vous n’avez pas le téléphone ? Il faudrait faire venir une ambulance… Je vais descendre téléphoner pendant qu’elle dort.

Le docteur dégringolait l’escalier. Il semblait prendre la chose à cœur… C’était donc grave ? Pourquoi ne lui avait-il pas répondu ? Daniel essayait de mettre un peu d’ordre dans le chaos, relevait les sièges, essuyait l’eau des vases renversés, balayait les débris, ramassait les roses éparses et piétinées…

Dans la chambre, Martine dormait, respirant bruyamment. Daniel ramassait ses affaires, sa petite culotte, ses bas, son jupon… Il n’était pas très bon pour mettre de l’ordre. La robe de Martine dans les bras, Daniel se mit à la regarder : couchée sur le dos, la tête de profil sur l’oreiller, penchée sur l’épaule, la joue humide, les cheveux noirs en désordre, elle était belle à ne pas y croire, des femmes comme ça on ne les voit que sur un piédestal dans les verdures des parcs… Ceci était une femme vivante, c’était Martine, la petite per-due-dans-les-bois, qui l’attendait dans les rues du village. Martine, née dégoûtée, couchant sur de la paille pourrie, avec les rats qui couraient sur les corps des dormeurs, des corps jamais lavés… Martine qui restait dehors, en attendant que sa mère en ait fini avec un homme ou un autre. Martine au fond d’un rêve phosphorescent, qui était venue avec lui sans rien demander, qui travaillait comme une damnée pour avoir des fauteuils en rotin, des choses propres et qui brillent, un matelas à ressorts, et qui n’avait jamais regardé un autre homme que lui… Daniel se retint de gémir, posa la robe de Martine et se sauva à la cuisine pour se mettre la tête sous le robinet.

Il devait y avoir une chemise propre dans la commode de la chambre… Il y retourna, tira le tiroir comme un voleur. Jamais il n’ouvrirait celui qu’il fallait, c’était encore un tiroir à Martine, avec ses petites affaires, rangées, parfumées, des dentelles, de la soie, un sachet en satin pour les bas, un autre pour les mouchoirs… et, enfouie dans tout ce diaphane, couchée dans du nylon, la Sainte-Vierge phosphorescente. Daniel repoussa le tiroir, en tira un autre, prit sa chemise et retourna à la cuisine.