Elle n’y était jamais retournée depuis qu’elle avait suivi M’man Donzert à Paris. Une dizaine d’années… Elle ne reconnaissait pas cette route, presque aussi large que l’autoroute de l’Ouest, elle qui l’avait faite pour venir à Paris, et plus tard pour aller à l’auberge Au coin du bois, pour aller à la ferme. Le paysage ici était un peu comme à la Porte où elle habitait, toutes les sorties de Paris se ressemblent… Des immeubles en construction ou à peine construits, neufs, blancs, très hauts et très plats, rien que l’épaisseur d’une ou deux pièces, sans cours intérieures, sans murs aveugles, ceinturés de balcons de couleurs vives, de vitres luisantes… Ils étaient posés sur tranche comme un jeu de dominos, selon la fantaisie des joueurs autour d’une table, tantôt en désordre, tantôt en rangs réguliers. On ne voyait pas encore où, comment passeraient les rues, s’ouvriraient des places, des squares… C’était un désordre tout neuf, inédit, apparent. Mais constructions et chantiers s’espaçaient et, finalement, les champs prirent le dessus, toute la place.
Le car traversa un joli patelin qui tenait de la petite ville et du village, sur un fond de collines boisées où se montraient, parmi les arbres, les tuiles orange des toits. Il y eut des virages, montées et descentes, et la plaine s’étala à nouveau sans obstacles… On roulait.
Voici l’auberge Au coin du bois, où avait eu lieu sa noce. Martine sortit de son sac un bonbon. L’auberge était toujours aussi pimpante avec ses baquets blancs cerclés de rouge, en rangs, au ras de la route. On ne voyait personne autour. Le car dépassa l’auberge… Ce pavillon, à côté, n’existait pas alors… pas plus que ces autres. Volets verts, toits orange… Le car roulait, grosse bête maladroite, ronflante. Les passagers, des habitués, restaient tranquilles à leurs places, ils savaient où ils en étaient, où ils allaient descendre, les noms des villages que l’on dépassait, le temps, les kilomètres… Martine ne savait rien de tout cela, et elle avait perdu l’habitude de voyager en car, toujours dans sa voiture, avec Daniel ou seule, ou avec des amis et amies… De nos jours, tout le monde a une voiture, Daniel l’avait mise dans la situation exceptionnelle de femme sans voiture. Martine sortit un autre bonbon de son sac.
La route avait depuis longtemps perdu ses airs d’autoroute et coulait modestement, une belle route sans excès, traversant des pays plongeant dans les bois, de plus en plus épais, de plus en plus hauts. C’est en bordure d’une grande forêt, où se tenait la petite ville de R…, que Martine se retrouva en pays de connaissance. L’autobus s’arrêta longuement près de la gare, se vida, et continua son chemin, à travers le centre de la ville. Voici la place avec le château historique… J’aimerais me perdre dans les bois avec toi… D’ici, la baignade était à six kilomètres.
Chaque pierre, chaque arbre, chaque maison, changement, disparition, nouveauté, rien ne pouvait échapper ici à Martine, à sa mémoire infaillible… Elle reconnaissait et remarquait chaque détail, jusqu’aux bornes anciennes et nouvelles, à la couleur du sable d’un chemin par lequel on pouvait aller au village, à l’envergure nouvelle du plus grand tilleul du pays, aux réparations du vieux toit de la maison des Champoiselles avec des tuiles mécaniques, les aménagements de la petite ferme, sans doute achetée par des Parisiens. Le car entrait dans la profondeur humide des grands bois. Ici, on n’avait touché à rien, ici Martine était chez elle. Elle n’aurait pas pu se perdre parmi ces arbres, elle les connaissait presque un à un, les frênes, les chênes et les hêtres, et les sous-bois de fougères…
La « gendarmerie nationale » était la première maison du village. Martine croqua son bonbon, l’avala et en mit un autre dans sa bouche.
Elle reconnaissait les cahots de la rue mal pavée du village. Les maisons étaient retapées. Le Familistère avait une enseigne fraîchement repeinte… La Coop… À la place du magasin de chaussures, il y avait un quincaillier. Les fenêtres de la demoiselle des postes étaient ornées de fleurs. Une nouvelle, probablement, l’ancienne devait être à la retraite… Le village avait rajeuni, de vieilles façades disparues sous un crépi neuf… il y avait des maisons récemment bâties, une pompe à essence… La flèche grise de l’église, réparée ici et là, s’envolait au-dessus de l’échafaudage des toits bigarrés. Le car tourna péniblement à angle droit et s’arrêta sur la place. Martine descendit.
Elle fit quelques pas, tout engourdie… Fouilla nerveusement dans son sac pour chercher un bonbon. Les panonceaux ovales, dorés, attributs du notaire, étaient toujours là, au-dessus de la vieille porte cochère. Martine traversa la place, entra sous la voûte, poussa la porte sur laquelle on pouvait lire : ÉTUDE.
— Maître Valatte ? De la part de ?… Mais certainement ! Je vais prévenir Me Valatte…, asseyez-vous, Madame…
Le clerc disparut derrière une porte matelassée, pendant que les quatre dactylos jetaient à Martine des regards en dessous… Martine portait un vaste manteau, très court, et lorsqu’elle s’était assise, croisant les jambes, on lui voyait les genoux… ses cheveux coupés à la dernière mode étaient tenus par un petit carré de soie noué sous le menton… elle tapotait d’un gant nerveux ses doigts dégantés, aux ongles parfaits, longs, roses, nacrés. Son visage, savamment fardé, était, bien qu’un peu bouffi, d’une grande beauté…
— Voulez-vous, vous donner la peine d’entrer…
Me Valatte avait la tête toute blanche ! Lui, si brun. Le visage encore jeune pourtant, et une recherche vestimentaire… veston foncé, comme il se doit pour un notaire, mais le gilet gris perle, très ajusté.
— Vous m’annoncez une « succession », maître Valatte… De quoi s’agit-il ?
Me Valatte avançait un siège, s’installait lui-même devant son bureau, ouvrait un dossier, le feuilletait :
— Eh bien, Madame, il s’agit d’un terrain qui a quand même deux mille mètres carrés… Et qui vous revient entièrement, puisque de tous les enfants encore vivants de la défunte Marie Vénin, vous êtes la seule légitime…
— Ah bien, fit Martine, je ne m’en doutais pas…
— C’est ainsi pourtant… Votre sœur aînée est morte, comme vous devez le savoir.
— Non, Monsieur… je ne sais rien… Je n’avais plus aucun contact avec ma famille…
— Eh bien… votre père adoptif, Pierre Peigner, s’est tué en tombant d’un arbre… Ici, au village… On avait souvent recours à lui pour l’élagage… Malheureusement, il buvait…
— Et les petits ?
— Les petits sont depuis longtemps des grands, chère Madame. — Me Valatte souriait, son œil de velours se faisait caressant. — Ceux qui sont vivants, car deux d’entre eux sont morts, de tuberculose, comme leur sœur… leur demi-sœur. L’un après l’autre… Les conditions de vie, je ne vous apprends rien… Il y en avait un qui s’est engagé dans la Légion, et les deux autres sont allés le retrouver en Algérie. Je ne saurais pas vous dire ce qu’ils y font… je suppose, la guerre. Votre mère vivait toute seule les derniers temps.
— Toujours dans la même baraque ?
— Oui, je regrette…
Martine rit d’une façon si déplacée que l’œil de Me Valatte s’éteignit.
— Alors, dit Martine, qu’est-ce que je dois faire ?
— Eh bien, il y a quelques formalités à régler…
— Il y a à payer ? Parce que s’il y a à payer, je ne marche pas… Je ne veux rien débourser.
— Alors, il faudrait vendre, madame Donelle…
Me Valatte n’était plus que notaire.