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— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je suis chez moi… dit Martine.

L’homme la regardait intensément :

— La fille à Marie ?

— Oui…

— Ah ! en ce cas… À vous la place. Je vais vous dire une chose : vous êtes peut-être sa fille, mais vous ne la pleurerez jamais autant que moi.

— Alors… venez m’aider à la pleurer.

Martine passa devant, entra dans la cabane. Il y faisait complètement noir, et il y avait un remue-ménage à faire tomber ses murs pourris.

— Les rats… — dit l’homme derrière Martine, et il alluma un briquet. — Bon, il y a encore du pétrole dans la suspension. Des régiments de rats…

Ce sont les provisions de Marie qui les attirent… des pommes de terre, la farine… les derniers temps, elle n’allait plus au village, elle était trop malade… Sans moi, que serait-elle devenue, Marie ! Personne ne se dérangeait pour elle. Et moi, je n’étais pas toujours là… quand on est routier, c’est comme si on était dans la marine… C’est l’absence, la séparation. Mon chemin ne passait pas toujours par ici. Ma pauvre Marie ! J’arrive, je ne trouve personne… C’est au pays qu’on m’a appris… Morte et enterrée… Et me voilà seul !

L’homme baissa la tête, et des larmes, de grosses gouttes tombèrent sur la table, sous la suspension, où ils s’étaient assis tous les deux. Les rats ne semblaient pas être gênés par leur présence. L’énorme botte de l’homme s’abattit sur l’un d’entre eux… Il se leva, attrapa le rat par la queue, alla le jeter dehors et revint s’asseoir en face de Martine.

— Ma mère avait quarante-huit ans, dit-elle.

— Et alors ? Ce n’est pas un âge. À quarante-huit ans on sait ce que c’est que l’amour. On s’aimait nous deux, quand moi je n’en ai que trente. Et je l’aurais aimée jusqu’à ma mort.

Un rat courait sur la table. L’homme l’abattit du poing et balaya le cadavre par terre.

— Quand ils sont nombreux comme ça, dit-il, il faut s’en méfier, des fois ils passent à l’attaque. Je vais aller chercher une bouteille dans le camion. Venez avec moi, les femmes n’aiment pas la compagnie des rats… Du moment que vous êtes la fille à Marie, on est comme qui dirait parents. Je suis content de vous avoir rencontrée, on partage le chagrin… Vous pouvez être tranquille, personne ne l’aura aimée comme moi.

L’homme aida Martine à grimper dans le camion, par-derrière. Il y faisait noir et cela sentait l’essence…

— Asseyez-vous, par là…

L’homme guida Martine, et elle tomba sur quelque chose de rembourré : un siège d’auto, à ressorts…

— Si quelqu’un m’avait dit, il y a encore un an, que moi, Bébert, j’aimerais une femme comme j’ai aimé Marie, je lui aurais ri au nez… Moi, les femmes, je les emmerdais toutes, sauf votre respect, ce n’est bon qu’à être employé une fois et jeté. C’est plutôt des putains qu’autre chose… Marie, elle, comprenait qu’un homme avait besoin d’être plaint.

Bébert parlait, fourrageant dans le noir… Martine voyait sa silhouette dans le rectangle arrière du camion, clair. Le voilà qui débouche une bouteille, qui verse un verre…

— Tenez… — Il tendait le verre à Martine.

— Dites donc, fit-elle, manquant d’étouffer, c’est de la gnole !

— Bien sûr ! — Bébert riait. — Eh bien, si quelqu’un m’avait dit que je pourrais rire aujourd’hui ! Je vais sortir mon casse-croûte…

— Je n’y vois pas…

— Attendez, on va illuminer… — Bébert alluma la bougie d’une lanterne et la suspendit sous le toit du camion. — Marie, elle aimait faire l’amour ici, avec cette lumière.

— Dites, c’était ma mère…

— Et alors ? L’amour, c’est sacré… Dire que jamais, jamais plus…

Et soudain, Bébert, laissant tomber le pain et le couteau, s’affala sur le ventre, et des sanglots secouèrent son corps géant.

— Allons, Bébert… — Martine passa une main légère sur les épaules nues de l’homme. — Est-ce que je pleure, moi ?

Bébert se ramassa, s’assit aux pieds de Martine et posa la tête sur ses genoux. Il pleurait encore un peu.

— J’ai pas chialé comme ça depuis que j’ai perdu le match de boxe contre Martinet… On n’était que des amateurs, mais on avait son orgueil, pas ?… Tu t’appelles Martine, hein, petite ? La Marie, elle aimait rêver de toi, elle disait, ma petite, elle pète dans de la soie à l’heure qu’il est, et sûr qu’elle pense à moi, à sa mère, elle doit se souvenir que je lui faisais une petite place dans mon lit… et comme je la grondais des fois… Si la Marie nous voit de là-haut, elle doit être heureuse avec ses cheveux comme des fils d’or sur l’arbre de Noël. Toi, t’es brune, t’es noire comme une hirondelle.

— Comme une pie…

— Non, une pie, c’est bavard, et toi, tu ne dis rien.

Il entoura les jambes de Martine de ses bras durs, durs…

— La petiote à ma Marie, disait-il, Martine sa préférée, la petite-perdue-dans-les-bois…

— Elle t’a dit ?

— Oui… Comme on t’a cherchée, tout le monde, tout le village, et comme on t’a trouvée sous un arbre, dormant comme un petit ange, et comme t’as tendu les bras au garde forestier et tu as ri, pas effrayée, contente… La petite préférée à Marie… N’attrape pas froid, il commence à faire frais… — Il prit une couverture et la mit sur les épaules de Martine : — Et puis, viens, tu seras mieux là-bas… Dans le coin… Quand on voyage à deux, c’est ici qu’on dort pendant que l’autre conduit. Laisse-toi aller…

Martine se laissa aller sur un matelas. Bébert se mit à côté d’elle, l’entoura de ses bras… Il pleurait à nouveau, murmurait des mots sans suite, l’embrassait, la caressait. Voilà, voilà son destin dément… Elle qui n’a été qu’à un seul homme ! Etait-ce la nuit survenue, ou la mort… le couvercle de sa tombe s’abattait sur elle.

Au petit jour, elle vit le visage de Bébert au-dessus du sien, il parlait :

— Martine, il faut que je parte… Je perdrais mon boulot, si je n’allais pas prendre le chargement… Je reviens dans huit jours… Mardi, tu m’entends, Martine ? Mardi en huit… Tu seras là, tu me le promets ? Jure-moi que tu viendras ?

— C’est promis… dit Martine.

Bébert la prit dans ses bras de fer, la descendit du camion et la déposa sous un arbre, face à la cabane.

— Ne retourne pas à la cabane, lui recommanda-t-il, c’est un cauchemar là-dedans… La prochaine fois, je t’emmènerai d’ici. Tu verras, je gagne bien ma vie, je te rendrai heureuse… Ne retourne pas à la cabane. Finis de dormir et rentre chez toi, à Paris. Je te donne rendez-vous ici, dans huit jours… Fais de moi ce que tu veux, mais viens ! Sinon, gare à toi !

Il remonta dans le camion. Martine n’ouvrait pas les yeux, elle entendit seulement le bruit démesuré du camion qui démarrait.

Elle se débarrassa de la couverture dont Bébert l’avait enveloppée. Le monde était là, nettoyé par la nuit, calmé, rajeuni. Tout allait recommencer avec le soleil, il faudrait prendre le car… il y aurait les doigts des dames et les traites… Martine se leva et traîna son corps endolori jusqu’à la cabane, en face. Se retrouver ici — Elle regardait le lit, le buffet, la table… Le jour avait du mal à passer par les vitres sales, mais les rats se tenaient tranquilles. Il faisait plus froid que dehors, humide : d’un geste retrouvé, Martine tira un fagot de derrière la cuisinière… les allumettes étaient par là… elle attendait que les fagots prennent bien pour ajouter les petites bûches… puis elle sortit prendre de l’eau au puits. L’eau qu’elle ramena dans un seau était d’un froid propre, transparent. Il devait y avoir dans le buffet de la menthe ou du tilleul… il y en avait toujours eu.