Lorsque Martine vit pour la première fois la baignoire, et que Cécile lui dit de se tremper dans toute cette eau, elle fut prise d’une émotion qui avait quelque chose de sacré, comme si elle allait y être baptisée… « Le confort moderne » lui arriva dessus d’un seul coup, avec l’eau courante, la canalisation, l’électricité… Elle ne s’y habitua jamais tout à fait, et chaque fois que M’man Donzert lui disait : « Va prendre ton bain… » elle éprouvait une petite émotion délicieuse.
Or, justement, M’man Donzert disait : « Cécile est en train de prendre son bain… Ça va être ton tour. Je vais vous monter une infusion quand vous serez au lit. Assieds-toi donc ! »
Martine s’assit sagement à côté de la coiffeuse, devant la table de la salle à manger. Mme Donzert épluchait un journal de modes. Ses mains potelées, roses et blanches, tellement propres de toujours tremper dans l’eau avec les shampooings, tournaient délicatement les pages :
— Tiens, dit-elle, c’est joli ça… le petit tailleur. Il t’irait bien… — Elle jeta un regard sur Martine : Ta robe te serre que ce n’est pas convenable. S’il y en a assez dans les coutures, il faudra l’élargir.
— C’est parce que je l’ai lavée, M’man Donzert, elle a rétréci…
— C’est plutôt toi qui as gonflé, ma fille !
Cécile apparut dans un peignoir rose, toute rose elle-même, avec les yeux pervenche de sa mère.
— Martine, dépêche-toi, on monte !
Les murs ripolinés blanc, le carrelage par terre, le tabouret en tube métallique… Dire la délectation avec laquelle Martine trempait dans l’eau chaude, opaline de sels odorants… Elle était heureuse à en avoir des frissons dans ses bras, ses épaules, le dos… Elle savonnait une jambe, puis l’autre… minces, longues, lisses… Sa peau était dorée, sans fadeur, avec du sang là-dessous, riche. Elle était à cet âge exquis où le corps de la femme est déjà entièrement ébauché, et on a envie de crier à son créateur : « Surtout n’y touchez plus, vous risqueriez de tout gâcher ! » Mais le créateur continue, et, en règle générale, abîme l’ébauche, gâche tout : il en met trop d’un côté et pas assez de l’autre, il s’arrange pour déformer la carcasse elle-même et elle perd la courbe qui en faisait le charme, la tête trop grosse, ou le cou trop court, les genoux cagneux, les épaules aux oreilles… Sans parler de toutes les parties molles où le désastre est parfois total. À quatorze ans, Martine était à l’âge de la perfection et du charme, ronde partout où il fallait qu’elle le fût, le torse portant la rondeur des petits seins, les bras encore minces et déjà ronds, le. cou fort et rond, et j’en oublie…, tandis que la nuque continuait tout droit la colonne vertébrale si bien que Martine semblait ne pas savoir baisser la tête et, le menton relevé, la tête immobile, faisait penser aux femmes qui savent porter sur la tête un récipient plein jusqu’aux bords d’un liquide. Elle marchait les épaules rejetées en arrière, la tête haute, lançant ses longues jambes qui faisaient valser ses jupes. Si cette ébauche une fois terminée tenait ce qu’elle promettait, Martine serait une femme d’une grande beauté.
L’émail de la baignoire était lisse, lisse, l’eau était douce, douce, le savon tout neuf faisait de la mousse nacrée… une éponge rose et bleu ciel… Le globe laiteux éclairait chaque petit recoin de la salle de bains, Martine récurait chaque petit recoin de son corps, au savon, à la pierre ponce, à la brosse, à l’éponge, aux ciseaux. Mme Donzert criait d’en bas : « Martine, tu vas t’enlever la peau, à force de frotter… Assez ! » La sortie de bain posée sur le radiateur était bleu ciel tandis que celle de Cécile était rose. M’man Donzert ne lésinait pas sur le linge, on avait droit chez elle à des serviettes propres tous les jours : avec la machine à laver, une de plus une de moins… Ni sur les produits de beauté, savons et sels, les représentants lui en laissaient à titre d’échantillons autant qu’elle en voulait.
Martine, ses cheveux noirs ramassés en chignon sur le sommet de la tête, descendit l’escalier et alla se mettre sur un petit canapé à côté de Cécile, devant le feu. Cécile avait, elle aussi, les cheveux sur le sommet de la tête, blonds et fins, comme ceux d’un nouveau-né. Elles balançaient leurs pieds nus et bavardaient à perdre haleine. Ces deux-là, jamais elles ne se disputaient, et jamais il n’y avait eu entre elles le moindre nuage…
Soudain, Martine fit une pause :
— M’man Donzert, dit-elle, je suis folle ! J’ai oublié de vous dire que votre Sainte-Vierge de Lourdes est miraculeuse !
M’man Donzert était en train de verser la tisane :
— Ne divague pas, Martine, je déteste ça…
— Je vous jure, M’man Donzert, je vous jure qu’elle dégage une clarté !
Mme Donzert posa les tasses sur un plateau :
— On monte, dit-elle.
Les deux lits jumeaux étaient faits. Des taies brodées de la main de Cécile, elle adorait broder… Mme Donzert leur fit promettre qu’elles n’allaient pas bavarder la moitié de la nuit, à leur habitude. Non, juste le temps de prendre l’infusion… Et cette fois, ce fut même sans prendre l’infusion qu’elles éteignirent.
— Tu vois ! Tu vois ?… chuchotait Martine.
"Cécile voyait : sur sa table de chevet, sa Sainte-Vierge à elle, pareille à celle de Martine, luisait doucement dans le noir.
— Qu’est-ce qu’on fait ? dit la voix angoissée de Cécile, on appelle Maman ?
Elle courut nu-pieds à la porte :
— Maman, cria-t-elle, viens voir !
Mme Donzert montait l’escalier, elles entrèrent toutes les trois dans la chambre sans lumière : sur la table de chevet de Cécile, il y avait une tache claire.
— Voyons, dit Mme Donzert, qu’est-ce que c’est que ces diableries, voulez-vous allumer, au lieu de trembler comme des sottes.
Dans la lumière, la Sainte-Vierge s’éteignit, reprenant ses roses et ses bleus tendres…
— Ce sont des couleurs phosphorescentes, dit Mme Donzert, ce qu’on invente de nos jours ! Mais j’ai jamais vu de grandes sottes comme ça ! Je vous remonte l’Ave, couchez-vous et dormez.
Elle éteignit, ferma la porte : la tache lumineuse avait une mince, mince petite voix angélique. Martine et Cécile écoutaient, les yeux rivés sur la lueur.
— Moi, dit Martine, j’aime pas regarder les vers luisants de près… J’aime voir leur lumière verte sur l’herbe… Tu aimes le mot phosphorescente ?… Est-ce que tu sais ce que cela veut dire ?
— Ça fait rien… dit Cécile, c’est comme pour le ver luisant, j’ai pas idée pourquoi il luit…
— Une Vierge phosphorescente… phos-pho-res-cen-te… mi-ra-cu-leu-se…
Elles s’amusèrent un petit moment à répéter : phos-pho-res-cen-te… mi-ra-cu-leu-se… Puis elles se remirent à parler de Daniel. Il n’y avait pas de Daniel dans la vie de Cécile, d’un an l’aînée de Martine, jusqu’à présent elle partageait les émotions de Martine. Daniel était chez son père et se préparait au concours de l’École d’Horticulture de Versailles — on y recevait sans le bac, mais le concours était si difficile qu’il en fallait savoir plus que pour passer le bac, et avec des connaissances spéciales que le lycée, de toute façon, ne vous donnait pas. Pauvre Daniel, il appartenait à cette génération sacrifiée à la guerre… Au lieu d’aller au lycée comme il l’aurait fait sans la guerre, il avait appris ce que c’était que la lutte pour la justice, et, maintenant, le voilà qui entrait flans la vie avec ce handicap, tout ce temps perdu pour sa réussite personnelle… Martine rapportait tous ces propos, mot pour mot, du bureau de tabac, où elle avait entendu le garde-champêtre pérorer devant le zinc. Elle y était venue acheter des allumettes pour la mère, et s’était attardée jusqu’à ce que cette teigne de Marie-Rose, derrière le comptoir, lui eût demandé : « Tu comptes coucher ici, ou quoi ?… »