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Trop tard.

L’explosion est tellement puissante qu’elle fait vibrer tout le quartier. C’est comme un séisme, on en ressent le souffle à une centaine de mètres.

En une fraction de seconde, le petit garçon voit le grand corps de son père s’envoler, on jurerait qu’une main géante vient de le pousser brutalement au niveau de la poitrine. La jeune fille, elle, n’a que le temps d’ouvrir la bouche, son ex-futur amant est déjà en l’air et traverse, la tête la première, la vitrine du magasin Women’ Secret.

Cette rue Joseph-Merlin est très commerçante. Vêtements, chaussures, alimentation, pressing, droguerie… c’est même la plus commerçante du quartier, après, pour trouver mieux, il faut monter jusqu’au carrefour Pradelle. Nous sommes le 20 mai, un soleil d’une douceur estivale s’est installé depuis quelques jours, il est 17 heures, pour un peu, on se croirait en juillet, il vous vient des envies d’apéritif en terrasse, il y a du monde partout, alors forcément, quand la bombe explose, c’est une catastrophe, mais c’est aussi une injustice.

En même temps, si le monde était juste…

Les passants projetés au sol se protègent avec les bras. Une femme en robe imprimée est propulsée en arrière, sa tête heurte violemment la balustrade du passage en bois aménagé devant l’immeuble. Du côté des numéros pairs, un homme descendant de son scooter est fauché par une traverse sortie d’on ne sait où, elle le percute à la taille et le casse en deux ; il porte encore son casque, mais il n’est pas certain que cela suffise à lui sauver la vie.

Au bruit de l’explosion succède un assourdissant vacarme métallique : avec un léger retard sur la détonation, comme s’il avait pris le temps de la réflexion, l’immense échafaudage, saisi d’un soubresaut, se soulève légèrement de terre puis s’effondre massivement, on dirait qu’il s’assoit, comme, à la télévision, ces barres d’immeubles qui donnent l’impression de fondre d’un coup. Sur l’autre trottoir, côté numéros impairs, une jeune fille portant des bottes blanches à talons hauts lève la tête et voit les tubulures se disloquer dans le ciel, à la manière d’un feu d’artifice, et redescendre vers elle à une vitesse à la fois lente et inexorable…

La déflagration balaye les vitrines, les véhicules et tout ce qui se trouve dans les cerveaux. Pendant de longues secondes, personne ne pense, les idées semblent soufflées elles aussi, comme des bougies. Même les bruits ordinaires ont été repoussés, il règne sur le lieu du sinistre un calme inquiétant, vibrant, on dirait que toute la ville vient de mourir, tuée net.

Lorsque l’information a suffisamment pris son élan, elle éclate enfin dans les esprits. Au-dessus de la rue, les fenêtres qui n’ont pas volé en éclats s’ouvrent timidement, quelques visages apparaissent, incrédules.

En bas, ceux qui ont échappé au cataclysme se relèvent et regardent, sans rien comprendre, le paysage nouveau qui s’offre à eux.

Une ville en guerre.

Les devantures des magasins se sont volatilisées, deux murs situés sous l’échafaudage se sont effondrés, provoquant un nuage de plâtre qui se dépose partout, lentement, comme de la neige sale. Le plus spectaculaire est évidemment, qui empiète largement sur la chaussée, cet amoncellement de barres métalliques et de planches en contreplaqué, quatre étages de tubulures, ça n’est pas rien. L’ensemble s’est écroulé quasiment à la verticale, recouvrant deux véhicules garés le long du trottoir. Le monceau de traverses est hérissé de tubes qui pointent vers le ciel, comme une gigantesque coiffure punk.

Combien sont-ils sous les décombres, les débris de verre et les morceaux de bitume ? Impossible à dire.

Ce qu’on voit, ce sont, ici et là, quelques corps allongés, de la terre, du sable, partout cette poussière de plâtre et aussi des choses assez étonnantes, comme ce cintre, accroché à un panneau de sens interdit, portant une veste à parements bleus. Après les séismes, sur les gravats des maisons dévastées, on voit cela parfois, un berceau de bébé, une poupée, une couronne de mariée, des petits objets que Dieu semble avoir déposés là avec délicatesse pour montrer qu’avec Lui, tout doit se comprendre au second degré.

Le père, sous les yeux de son fils, a effectué une curieuse trajectoire. L’explosion qui l’a cueilli sur la passerelle de bois l’a soulevé du sol pour l’asseoir sur l’avant d’une camionnette en stationnement. Il reste là, immobile, comme s’il s’apprêtait à disputer une partie de dominos avec son fils, sauf que son regard est vide, son visage en sang, il dodeline de la tête de droite et de gauche, on dirait qu’il veut détendre ses vertèbres cervicales.

Le garçonnet, lui aussi, a été soufflé par l’explosion. Maintenant, une joue contre terre, les yeux écarquillés, allongé devant une porte cochère qui a stoppé sa trajectoire, il tient toujours son étui à clarinette, mais le couvercle s’est ouvert, l’instrument a disparu, on ne le retrouvera jamais.

Les sirènes commencent déjà à mugir.

La confusion cède la place à l’urgence, à l’énergie, aux secours, les personnes valides se précipitent vers les corps étendus.

Certains se relèvent, difficilement, retombent à genoux, exténués.

Au silence de la stupéfaction succède le brouhaha progressif des cris, des hurlements, des instructions, des sifflets.

Les gémissements sont recouverts par le concert des klaxons.

17 h 01

Un homme posté à l’angle des rues Joseph-Merlin et Général-Morieux n’a rien perdu de la scène. Bien qu’il ait une trentaine d’années, on parlerait plutôt d’un garçon, il y a en lui quelque chose de juvénile, d’immature peut-être, qui tranche étonnamment avec son physique de paysan, assez lourd. Il est emprunté, mais loin d’être maladroit. Il a d’ailleurs fabriqué sa bombe tout seul, c’est dire… Il l’a réglée sur 17 heures, mais c’est théorique parce qu’en réalité, ces machins-là, on ne sait jamais si ça va marcher comme on veut.

Et même si ça va marcher tout court.

On comprend mieux son état de nervosité quand on sait que c’est sa première bombe. Plusieurs semaines de travail. Il n’évalue d’ailleurs pas précisément les dégâts qu’il va provoquer. Malgré ses prévisions, c’est vraiment l’inconnu. Un professionnel saurait sans doute avec davantage de certitude. Lui est un amateur, contraint de se fier en grande partie à son intuition. Il a fait pas mal de calculs, mais la réalité n’a pas grand-chose à voir avec les calculs, tout le monde le sait. Quoi qu’il en soit, il a fait au mieux avec les moyens dont il disposait. Maintenant, comme dit Rosie : « Le travail ne fait pas tout dans la vie. Il faut aussi de la chance. »

Et de toute manière, maintenant, c’est trop tard.

Il a eu beau se forcer à faire détour sur détour, rien à faire, il était tellement nerveux qu’il est arrivé en avance, vers 16 h 40. Vingt minutes à ne rien faire, dans ces conditions-là, c’est une éternité. Il y avait pas mal de monde installé à la terrasse et, bien sûr, la place qu’il avait repérée de longue date n’était pas libre, occupée par un jeune couple. Il n’a pas pu s’empêcher de manifester son agacement, la fille a froncé les sourcils, son ami a levé la tête pour le détailler à son tour. Alors, il s’est assis, mais ensuite il s’est relevé, il a changé de chaise… Il a dû consulter sa montre une bonne dizaine de fois, il aurait voulu se faire repérer, il ne s’y serait pas pris autrement.