— Le terrorisme religieux, c’est exclu.
Reste la piste politique. Plus compliquée. Sur ce terrain, rien n’est parvenu aux Grandes Oreilles depuis plusieurs mois, mais il existe une telle galaxie de groupuscules de toutes sortes… Il en naît et en meurt tous les jours ; les mouvements, en perpétuelle reconfiguration, sont assez instables, des actions quasiment individuelles ne sont jamais totalement exclues.
— Tout le monde est sur le pont…
Côté bilan, les premières estimations devraient tomber dans une heure. Deux, au maximum.
Le ministre hoche la tête. Il s’adresse au fonctionnaire en charge de l’information.
— Pour la presse, on enquête. Et rien d’autre.
Il fixe tout le monde calmement.
— Et personne ne bouge jusqu’à nouvel ordre. Avertissement sans frais : pas d’agitation intempestive ni de remue-ménage suspect dans les services.
Message ostensible envoyé à la presse : l’administration ne s’affole pas.
C’est clair pour tout le monde.
La voiture est en bas, le ministre va se rendre sur place, manifester sa compassion, assurer « que toute la lumière sera faite, bla-bla-bla ».
Les catastrophes font partie du boulot.
17 h 55
Les nourrices du square Dupeyroux ont rapproché des chaises pour papoter ; près de l’aire de jeux, quelques mères suivent d’un œil inquiet les aventures de leurs enfants. Généralement, c’est vers le milieu du square que Jean prend place. Il a son banc, en quelque sorte.
Le gardien, Marcel, règne en maître sur son carré de service public, sévère et bienveillant, le sifflet un peu prompt, mais il n’a jamais mis une contravention en vingt-quatre ans de carrière. Attentif aux habitués, il passe devant Jean et le salue d’un signe de tête. Il a quelque chose du barman, c’est à la fidélité de la clientèle qu’il doit la sécurité de son emploi.
Jean est installé comme il l’est toujours, le dos bien droit, les genoux serrés, les mains jointes entre les cuisses. Au passage du gardien, il se contente d’un infime mouvement des lèvres, c’est sa manière de saluer. Jamais on ne le voit avec un journal ou un téléphone mobile ; il regarde le square, l’air concentré sur ses pensées. Cet après-midi, assis comme à son habitude, il cligne des yeux un peu plus nerveusement que de coutume, il a encore le cœur qui cogne, mais, de l’extérieur, impossible d’imaginer que ce garçon vient de faire exploser une bombe dans l’arrondissement voisin. D’ici, on entend encore les pompiers, les ambulances qui se succèdent sur le boulevard en direction de la rue Joseph-Merlin.
Dès que le gardien du square s’éloigne, bref coup d’œil à droite puis à gauche, Jean se lève, contourne le banc et s’enfonce rapidement dans le fourré. Aussitôt à genoux, caché par le buisson, il utilise l’outil qu’il a fabriqué et qui sert à débloquer la trappe de fer afin de la soulever. Elle grince, il faut savoir la prendre, mais le plus difficile, une fois qu’on s’est glissé dessous, c’est encore de rabattre la trappe sans la faire claquer. Il y a quelques jours, lorsqu’il a apporté la bombe et tout son matériel, quelle épopée !
Le voici à genoux, accroupi dans l’étroit réduit en béton. C’est l’entrée d’une « chambre télécom ». Passent ici des gaines électriques, des tuyaux, des canalisations, de la fibre optique, d’impressionnants faisceaux de câbles qui irriguent tout le quartier. La plupart de ces chambres sont situées sous la chaussée et leur accès recouvert d’une plaque en fonte. Dans Paris, il en existe des centaines, comme dans toutes les grandes villes de province. Jean a déniché celle-ci un peu par hasard, en allant rechercher la balle d’un môme désespéré de ne pouvoir s’enfoncer dans le taillis.
Il lui faut une minute pour calmer sa fébrilité, après quoi il sort de la poche de son blouson la lampe avec laquelle il vérifie que la voie est libre, que personne n’est entré dans le souterrain depuis son dernier passage.
Il éclaire ainsi un couloir d’une quinzaine de mètres, bas de plafond, qu’il doit parcourir légèrement courbé. À l’extrémité du couloir, Jean parvient à une pièce assez large où cette fois il peut se tenir debout. Des compteurs, des coffrets fixés aux murs et deux armoires électriques sur les portes desquelles des affichettes rouge et noir promettent au visiteur imprudent une électrocution en bonne et due forme. Avertissement qui ferait rire Jean si c’était dans sa nature.
Il plie proprement son blouson au sol, s’installe en tailleur et sort, un à un, les outils du sac à dos qu’il laisse sur place à chacune de ses visites. Mais que, cette fois, il remportera parce qu’il n’aura plus besoin de revenir. Il éteint sa lampe, allume la frontale qui lui sert pour les travaux de précision et se met au travail.
Il se trouve exactement au centre du square Dupeyroux.
Au-dessus de sa tête, à quelques mètres sur la droite, il y a l’aire de jeux réservée aux enfants de moins de six ans, avec les toboggans, les balançoires, les jeux sur ressorts et ces cubes empilés les uns sur les autres qu’on peut escalader de tous les côtés.
Les mômes adorent.
18 h 03
Quand il arrive chez lui, sitôt la porte ouverte, Camille s’excuse auprès de Doudouche, sa chatte tigrée — sale caractère, comme son maître — pour l’avoir laissée seule trois jours. Il ouvre les fenêtres en grand et pendant que la chatte, assise sur un coin de table, joue les belles indifférentes (c’est une hystérique), il se débarrasse de sa veste, renouvelle le stock de croquettes et, fruit de sa mauvaise conscience, verse exceptionnellement un peu de lait froid dans une soucoupe qu’il pose au sol.
— Doudouche ?
Elle regarde ostensiblement par la fenêtre.
— Bon, c’est là, dit Camille. Maintenant, c’est à toi de voir.
Il prend alors ses aises, se sert un whisky.
Il n’est pas content de son congé exceptionnel. Parce qu’il a voulu rester seul ? Sur le répondeur, il trouve un message d’Anne. Une voix chaude : « Si tu ne rentres pas trop tard, tu passes dîner ? » C’est curieux d’ailleurs, Camille n’a pas voulu qu’elle l’accompagne à Montfort et en son absence, il n’a pas cessé de la dessiner. En sirotant son whisky, il passe en revue et trie les croquis. Il travaille de mémoire, toujours. Tout ce qui le frappe dans la vie quotidienne (visages, silhouettes, expressions, le détail des choses) se retrouve tôt ou tard sur son bloc.
Il continue de feuilleter ses dessins, et compose le numéro d’Anne.
— Ça dépend de ce qu’il y a à manger, dit-il d’emblée.
— Quel mufle tu fais…
Ils sourient, chacun de son côté.
Ça fait un long silence, vibrant, dans lequel ils se disent un tas de choses.
— Dans une heure, ça va ?