Il a beau se le répéter, c’est un peu comme « raz-de-marée » ou « tremblement de terre », on sent que c’est catastrophique, mais tant qu’on n’y est pas, l’idée reste assez abstraite.
20 h 15
Jean Garnier a vu Camille revenir dans le bureau accompagné d’un homme grand, large d’épaules et aux mains de femme, qui s’est installé sur une chaise, derrière lui, bras croisés. Ça n’a pas l’air de le déranger.
On reprend tout depuis le début.
— Et donc vous avez acheté sept obus ?
— Non, explique Jean, pas achetés. Je les ai ramassés sur la route de Souain-Perthes, en direction de Sommepy. Et à Monthois.
Camille, par-dessus l’épaule de Jean, interroge Basin qui approuve d’un léger mouvement de la tête. C’est dans l’Est, expliquera-t-il un peu plus tard, du côté de Châlons, dans la Marne. Chaque année, des dizaines d’obus de 14–18 remontent encore à la surface ; les agriculteurs les stockent en bout de chemin en attendant le passage des services de déminage.
Camille est sidéré.
Le type a simplement ramassé des obus sur le bord de la route…
— Et vous les avez transportés comment ?
Jean se retourne vers Louis sur le bureau duquel on a placé tout ce que contenait le sac de sport avec lequel il est arrivé. Il tend le bras, désigne un paquet de tickets de caisse, reliés par un gros trombone.
— J’ai loué une voiture. Vous avez la facture, là.
Lorsque Basin prend la parole, Jean ne se retourne pas vers lui, il reste concentré. Basin veut savoir de quelle manière il s’y est pris. Ramasser un obus est une chose, le faire exploser en est une autre.
— Un détonateur et un relais électrique, dit Jean sur le ton de l’évidence, c’est pas sorcier.
Il tend l’index vers un appareil numérique qui fait réveil et calendrier.
— C’est avec ça que j’ai programmé toutes les bombes. 3,99 euros sur le Web.
Louis extrait la facture du paquet ; Garnier a payé par carte, on a la carte bancaire dans son portefeuille, pas de doute, c’est la même. C’est la première fois qu’on voit un assassin apporter les factures pour prouver qu’il est bien le coupable.
Jean montre une boîte remplie de détonateurs, des tubes de la longueur d’une cigarette.
— Je les ai volés chez Technic’Alpes, explique-t-il. C’est un dépôt de matériel de travaux publics en Haute-Savoie.
Louis vérifie sur le Net.
— Sur place, commente Jean, il y a juste un gardien à mi-temps. C’était vraiment pas difficile.
— La société existe, confirme Louis depuis son écran, le siège est à Cluses.
— Le siège peut-être, dit Jean, mais le dépôt est à Sallanches.
Dans la pièce, tout le monde commence à ressentir un gros malaise.
Parce que s’il dit vrai sur cette bombe de la rue Merlin, il dit sans doute vrai sur les autres. Les six obus à venir. C’est d’ailleurs ce que pense Basin qui ne cesse d’opiner de la tête en direction de Camille, pour lui, il n’y a aucun doute. Techniquement, ça peut tout à fait être lui.
Basin se lève, contourne la chaise de Jean Garnier, il reste debout, face à lui.
— Ces obus de la Première Guerre, si on les retrouve, c’est parce qu’ils n’ont pas explosé. Il n’y en a pas un sur quatre capable de fonctionner…
Jean fronce les sourcils, soucieux. Comprend pas.
— Je veux dire, reprend Basin patiemment, votre menace n’est réelle que si vos obus fonctionnent. Vous comprenez ?
Basin lui parle comme à un débile ou à un sourd-muet. On ne peut pas le lui reprocher, Jean Garnier n’a pas un visage pétillant d’intelligence.
Basin poursuit, pédagogue :
— Vous ne pouvez pas être certain que tous vos obus vont exploser. Votre menace…
— Et d’un, l’interrompt Jean en comptant sur ses doigts : le premier a très bien fonctionné. Et de deux : c’est pour ça qu’il y en a encore six, pour tenir compte de ceux qui ne marcheront pas. Et de trois : si vous êtes prêts à courir le risque, moi, c’est comme vous voulez.
Silence.
Basin cherche une contenance.
— Tout ce que vous avez utilisé est là ?
— Les relais électriques, les câbles, dit Jean, j’ai tout acheté chez Leroy-Merlin.
Personne ne réagit, peu importe, il a décidé de tout expliquer, alors il explique tout.
— Ah oui !… Chez moi, vous ne trouverez pas d’ordinateur, je l’ai jeté. Je sais que vous pouvez fouiller dedans même si les données ont été effacées, alors…
Pareil pour le téléphone, il a résilié son abonnement depuis longtemps.
Camille a du mal à réaliser. Il a besoin de faire le point avec Basin et Louis.
Ils confient Jean à un képi, on pourrait même le laisser seul, aucun danger, tout le monde est d’accord.
Ils sortent dans le couloir.
— Merde alors, dit Camille la porte à peine refermée. On peut terroriser une ville en achetant des réveils sur le Net, des relais chez Leroy-Merlin et en ramassant des obus le long des routes ?
Basin hausse les épaules.
— Oui, facilement. Il s’est tiré, au cours de la Grande Guerre, un milliard d’obus dotés d’une énergie cinétique incroyable : un sur quatre s’est enfoncé dans le sol sans exploser. Ils continuent de remonter à la surface, comme des poissons morts, il n’y a qu’à se baisser. On en a récupéré vingt-cinq millions, autant dire rien du tout. Si on voulait retirer tout ce qui reste dans le sol français, au rythme où on va, il faudrait sept cents ans… Il y a beaucoup de déchets, mais il y a aussi beaucoup d’obus, ceci compense cela. Tu en prends sept, statistiquement tes chances d’en avoir un ou deux qui fonctionnent sont assez élevées. Si tu es chanceux, tu peux même monter ton score à trois, quatre, cinq obus. Le gros lot, c’est quand ils sont tous en état.
— Et pour le système de déclenchement, il a utilisé un radioréveil, mais tout ce qui produit une impulsion peut servir : une sonnette de porte, un téléphone mobile…
C’est un éclairage nouveau pour Camille.
— On pense souvent que le terrorisme, c’est sophistiqué, conclut Basin, mais en fait, non, pas vraiment.
20 h 45
À l’excitation a succédé l’effervescence. Pendant que les informations transitent, par les canaux de la hiérarchie, vers les sommets de l’État, la Criminelle n’attend pas et s’organise.
Le divisionnaire Le Guen, pachyderme shakespearien au pas pesant, mais à l’esprit aiguisé, en a référé au juge qui vient d’être désigné ; tous deux sont d’accord sur un point : le commandant Camille Verhoeven est chargé de l’enquête, « jusqu’à mise en place de nouvelles dispositions ».
Camille regarde sa montre en rigolant.
— Ça devrait arriver d’ici, quoi… une heure ?
Louis pense qu’il en faudra deux, peu importe, le délai sera court. Camille est seulement chargé de déblayer. Après quoi il sera débarqué ; mais il n’envie pas son successeur, cette histoire ne sent pas bon du tout.
En attendant, il se voit adjoindre du personnel supplémentaire, une quinzaine d’agents. Louis s’est chargé de les mettre au courant. Lorsque Camille entre, ils savent pourquoi ils sont là. Le brouhaha cesse dès son entrée. Il fait toujours cet effet-là : sa taille théâtralement petite, sa calvitie rutilante, son regard surtout, une lame. Théâtral justement : dans les grandes circonstances, c’est un homme qui a tendance à se taire. Du coup, tout le monde fait silence, il attend encore quelques secondes. C’est un comportement un peu scénique, mais personne ne lui en veut. Ici, chacun le connaît, connaît son histoire, celle de sa femme puis sa dépression, puis son absence puis son retour… Verhœven est à deux doigts de la légende.