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Je commençais à avoir l’eau à la bouche.

— « Si seulement nous avions du sel ! »

— « Je vais en chercher. Mais j’ai peur qu’il soit un peu sableux. »

Star prépara les poissons de deux manières différentes : sur le feu, embrochés sur une brindille de bois vert, et sur une pierre plate chauffée au feu ; elle alimentait le feu au fur et à mesure, puis déplaça le foyer pour faire revenir poissons et champignons sur les braises chaudes. C’était la meilleure manière, à mon avis. De petites herbes fines se révélèrent être de la ciboulette – de la ciboulette sauvage – il y avait aussi une sorte de trèfle minuscule au goût d’oseille. Tout cela, avec le sel (qui était plein de sable et semblait avoir été léché par des animaux avant que nous le prenions, ce qui ne me gênait pas) fit de ces truites les meilleures que j’aie jamais mangées. Il faut ajouter que le décor, le temps et la compagnie y contribuaient beaucoup, surtout la compagnie, d’ailleurs.

Je cherchais comment dire, d’une manière réellement poétique : « Que diriez-vous de nous mettre tous les deux en ménage, ici, et d’y rester dix mille ans ? Union légale ou union libre… au fait, êtes-vous mariée ? » quand nous fûmes interrompus. Ce qui était bien gênant car je venais juste de trouver une jolie expression, toute nouvelle, afin de formuler la plus vieille proposition du monde.

Le vieux chauve, le gnome à l’énorme pétoire à six coups se tenait derrière moi et jurait tout ce qu’il savait.

J’étais certain qu’il jurait, bien que le langage qu’il employait fût entièrement nouveau pour moi. Star tourna la tête, lui répondit calmement dans la même langue, lui fit de la place et lui offrit une truite. Il la prit et mangea un morceau avant de dire, en anglais : « La prochaine fois, je ne lui paierai rien. Vous pouvez en être sûre ! »

— « Tu n’aurais pas dû essayer de le tromper, Rufo. Prends quelques champignons. Où sont les bagages ? Je veux m’habiller. »

— « Ils sont là-bas. »

Et il se remit à dévorer le poisson. Rufo était la preuve vivante que certaines personnes devraient s’habiller. Il était tout rose et tout bedonnant. Il était cependant remarquablement musclé, ce que je n’aurais pas cru, sans quoi j’aurais été plus prudent pour lui enlever son véritable canon. Je pris la décision, s’il m’offrait de lutter à main nue, de refuser.

Après une livre et demie de truite, il daigna me regarder et me dire : « Serait-ce votre volonté que d’être équipé maintenant, monseigneur ? »

— « Euh ? Terminez de déjeuner. Et que signifie cette manie du « monseigneur » ? La dernière fois que je vous ai vu, vous me braquiez un canon en pleine figure. »

— « J’en suis désolé, monseigneur. Mais Elle m’avait dit de le faire… et ce qu’Elle dit doit être accompli. Vous comprenez ? »

— « Je suis tout à fait de cet avis. Il faut toujours que quelqu’un commande. Mais appelez-moi Oscar. »

Rufo regarda Star qui approuva. Il me sourit et dit : « Okay, Oscar. Sans rancune ? »

— « Pas la moindre. »

Il reposa le poisson, s’essuya les mains sur les hanches et m’en tendit un : « Magnifique ! Vous m’avez eu ! On peut compter sur vous ! »

Nous nous serrâmes la main et nous essayâmes tous deux de nous faire mutuellement fléchir le poignet. Je crois que je fus un peu meilleur mais il me semble bien que ce bonhomme devait avoir été forgeron à un moment ou à un autre.

Star semblait s’amuser beaucoup et je pouvais de nouveau voir ses fossettes. Elle était restée allongée près du feu et ressemblait tout à fait à une hamadryade se reposant à l’heure du café ; au bout d’un moment, elle se leva et posa une de ses mains fortes et souples sur nos deux poings fermés. « Mes forts amis, » dit-elle sérieusement. « Mes bons garçons. Rufo, cela ira. »

— « Vous avez une Vision ? » demanda-t-il avec inquiétude.

— « Non, juste une impression. Mais je ne suis plus inquiète. »

— « Nous ne pouvons rien faire, » dit tristement Rufo, « avant d’avoir traité avec Igli. »

— « Oscar s’occupera d’Igli. » Elle se remit debout d’un souple mouvement. « Avale ce poisson et défais les bagages. J’ai besoin de vêtements. »

Elle paraissait tout à coup impatiente.

Star, à elle seule, semblait multiple et posséder autant de personnalités différentes que toute une troupe de WAC[23] – et ce n’est encore là qu’un euphémisme. Elle était maintenant semblable à toutes les femmes, depuis Ève, quand elle devait hésiter entre deux feuilles de figuier, jusqu’à une femme d’aujourd’hui qui, entièrement nue et munie d’un seul carnet de chèques, ne sait quel semblant de vêtement elle doit choisir pour se montrer véritablement excentrique. La première fois que je l’avais rencontrée elle m’avait semblé plutôt raisonnable et ne pas s’intéresser plus que moi aux vêtements. Il faut bien dire que je n’ai jamais eu tellement l’occasion de m’intéresser aux vêtements ; appartenir à la génération de la saleté fut certainement une aubaine pour moi quand je pense au budget dont je disposais au collège, où les blue jeans étaient à la mode et où c’était faire preuve de recherche que de porter un polo crasseux.

La seconde fois que je l’ai vue, elle était habillée, mais habillée d’une blouse de laborantine et d’une jupe de tailleur qui lui avaient permis d’avoir tout à la fois une attitude professionnelle et chaudement amicale. Mais aujourd’hui – ou ce matin, qu’importe l’heure – elle n’était que pétillement et gaieté. Elle s’était tellement amusée en péchant les truites à la main qu’il fallait maintenant qu’elle épanche sa joie. Sans compter qu’elle avait aussi parfaitement joué à la jeune guide, avec des cendres sur les joues et les cheveux repoussés en arrière pour les protéger des flammes pendant qu’elle faisait la cuisine.

Maintenant, c’était la femme de toutes les époques sur le point de choisir de nouveaux habits. Il me semblait, à moi, que d’habiller Star était un crime, comme si l’on mettait une couche de peinture sur les joyaux de la couronne ; je devais quand même bien admettre que si nous devions jouer au vieux jeu : « Moi, Tarzan… toi, Jane » en ce lieu, jusqu’à ce que la mort nous sépare, il lui faudrait bien quelques vêtements, ne serait-ce que pour protéger sa peau parfaite des épines et des aspérités.

Le bagage de Rufo se révéla être une petite boîte noire qui avait à peu près la taille et la forme d’une machine à écrire portative. Il l’ouvrit.

Et il l’ouvrit de nouveau.

Et il continua de l’ouvrir…

Et il continua encore à rabattre les parois, jusqu’à ce que sa boîte à malices ait la taille d’un petit van à chevaux, et elle était toujours fermée. Étant donné que j’ai toujours été surnommé « Jacquou le Sincère » dès que j’ai su parler et qu’il est bien connu que, tous les 22 février, au cours de ma vie scolaire, j’ai gagné la hachette[24], vous devez bien en déduire que j’étais maintenant victime d’une illusion provoquée par l’hypnotisme ou la drogue, ou les deux à la fois.

Moi, personnellement, je n’en suis pas tellement certain. Tous ceux qui ont étudié les mathématiques savent qu’il n’est pas obligatoire que le contenu soit plus petit que le contenant, du moins en théorie, et le savent aussi ceux qui ont eu le douteux privilège de voir une grosse femme mettre ou ôter une gaine, et ça, c’est de la pratique. Le bagage de Rufo ne faisait que pousser à l’extrême ce principe.

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23

Women’s Army Corps : équivalent de nos AFAT. (N.D.T.)

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24

Image intraduisible : le 22 février est le jour anniversaire de la naissance de Washington et c’est un jour férié aux États-Unis. Lorsqu’il était enfant, Washington avoua sans détour qu’il s’était rendu coupable d’avoir abattu un cerisier avec une hachette, et c’était bien là le fait de quelqu’un qui dit toujours la vérité, quelles qu’en soient les conséquences. (N.D.T.)