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Papa Rufo avait pris l’arc qu’il avait utilisé, et il avait choisi une épée et une dague. À la place de la dague, je choisis un bon couteau de chasse de Solingen. Je regardai avec envie un revolver d’ordonnance de calibre 45 mais ne le touchai pas. S’ils avaient, « eux, » quels qu’ils fussent, une sorte de Loi Sullivan, il ne fallait pas jouer avec.

Star dit à Rufo de faire les bagages puis m’attira vers un lieu sablonneux près du ruisseau ; elle s’y accroupit et dessina une carte : la route allait vers le sud, descendait en suivant le ruisseau, avec de temps à autre des pentes abruptes, jusqu’aux Eaux-Qui-Chantent. C’est là-bas que nous dresserions le camp pour la nuit.

Je me mis bien la carte en tête. « Très bien, cela ira. Des avertissements à me donner ? Faut-il tirer les premiers ? Ou attendre qu’on nous bombarde ? »

— « Je ne crains rien aujourd’hui. Si, il y a bien un animal carnivore trois fois gros comme un lion, mais c’est un animal peureux qui n’attaquera jamais un homme qui se déplace. »

— « Un type selon mon cœur. Dans ces conditions, nous nous déplacerons sans arrêt. »

— « Si nous voyons des êtres humains – ce que je ne crois pas, – il sera peut-être bon de préparer une flèche… mais ne levez pas votre arc avant que ce ne soit absolument nécessaire. Cependant, je n’ai pas à vous dire ce qu’il faut faire, Oscar ; c’est à vous de prendre votre décision. Et Rufo ne tirera pas avant de vous avoir vu sur le point de le faire. »

Rufo avait fini de préparer les bagages.

— « Bon, allons-y ! » dis-je. Et nous nous mîmes en route. La petite boîte noire de Rufo était maintenant refermée et il la portait comme un sac à dos ; je ne pouvais m’empêcher de me demander comment il parvenait à porter près de deux tonnes sur les épaules. Un système anti gravité, comme Buck Rogers, sans doute. Ou bien il avait dans les veines du sang de coolie chinois. De la magie noire ? Diable ! à elle seule, la commode de teck était au moins trente fois plus grosse que le sac qu’il avait maintenant sur le dos, et je ne parle pas de l’arsenal ni du reste du matériel !

Il ne faut pas s’étonner de ce que je n’aie pas demandé à Star où nous nous trouvions, ni les raisons de notre présence ici, ni comment nous étions parvenus ici, ni ce que nous allions faire, ni même les différents dangers auxquels je devais me préparer. Tu vois, mon vieux, quand on vit le rêve le plus merveilleux de sa vie, on ne se demande pas si ce rêve est logiquement possible ou non ; non, on ne se le demande pas quand la jeune fille à laquelle on a toujours rêvé est sur le point de se coucher dans le foin avec soi… on risquerait trop de se réveiller. Et pourtant, je le savais bien, que tout ce qui était arrivé depuis que j’avais lu cette annonce idiote, était impossible.

Mais je mis la logique de côté.

Tu sais, mon vieux, la logique est un roseau flexible. La « logique » a prouvé que les avions ne pourraient pas voler, que les bombes n’exploseraient pas et qu’aucune pierre ne pouvait venir du ciel. La logique n’est qu’une manière de dire que tout ce qui n’est pas arrivé hier n’arrivera pas demain.

J’étais heureux de la situation dans laquelle je me trouvais. Je ne voulais pas me réveiller, que ce soit dans mon lit ou dans un asile psychiatrique. Mieux encore, je ne voulais pas me réveiller dans la jungle, peut-être même avec ma blessure encore toute sanguinolente, et sans hélicoptère. Le petit frère jaune avait peut-être bien terminé son travail avec moi et m’avait peut-être envoyé dans le Walhalla. Dans ce cas, très bien ! j’aimais bien le Walhalla.

Je marchais avec une belle épée au côté, une fille encore plus belle dans ma foulée et, derrière moi, un valet-esclave, – serf, – quelque chose qui suait et nous suivait, portant tous nos biens et nous servant « d’arrière-garde ». Les oiseaux chantaient et le paysage avait été dessiné par un maître jardinier ; l’air sentait bon, était frais. Et si je ne devais plus jamais voir un taxi ni lire les titres des journaux, cela me convenait !

L’arc était gênant à porter, mais pas plus qu’un M-1[28]. Star avait passé en bandoulière son petit arc. J’essayai de porter le mien de la même manière mais j’accrochais les branches avec. Sans compter que cela me rendait nerveux de n’être pas prêt à tirer depuis qu’elle avait avoué qu’il n’était pas impossible que j’en aie besoin. C’est pourquoi je préférai le porter à la main gauche, tendu et prêt à être utilisé.

Au cours de cette marche matinale, nous eûmes une alerte. J’entendis claquer la corde de l’arc de Rufo, ding ! – je me retournai, mon arc tout prêt, flèche encochée, avant même d’avoir vu de quoi il s’agissait.

Sur le sol, il y avait un oiseau qui ressemblait, en plus gros, à un coq de bruyère. Rufo l’avait abattu d’une flèche en travers du cou. Je pris la résolution de ne pas recommencer à lutter d’adresse avec lui, en matière de tir à l’arc, et de le laisser prendre le pas sur moi quand cela deviendrait nécessaire et difficile.

Il fit claquer sa langue et me sourit : « Le souper ! » puis il continua à marcher tout en plumant sa proie, après quoi il l’accrocha à sa ceinture.

Nous nous arrêtâmes pour déjeuner sur un terrain dégagé dont Star m’assura qu’il était défendu ; Rufo ouvrit sa boîte pour lui donner la taille d’une valise et nous servit ; des tranches de viande froide, du fromage de Provence, du pain français croustillant, des poires et deux bouteilles de Chablis. Après le déjeuner, Star proposa de faire la sieste. L’idée était tentante ; j’avais mangé de bon cœur et je n’avais laissé que des miettes aux oiseaux ; cela n’empêcha pas que je fus surpris : « Ne continuons-nous pas ? »

— « Il faut que je vous donne une leçon de langue, Oscar. »

Il faudra qu’un jour j’aille indiquer à l’Institut des Langues Étrangères quelle est la meilleure façon d’apprendre une langue inconnue : on se couche sur l’herbe près d’un ruisseau, par un beau jour, et la plus belle femme de tous les mondes se penche sur vous et vous regarde dans les yeux. Elle commence à parler doucement dans une langue que vous ne comprenez pas.

Au bout d’un moment, ses yeux deviennent de plus en plus grands… encore plus grands… et on s’y perd.

Longtemps après, Rufo me dit : « Erbas, Oscar, ’t knila voorsht. »

— « Très bien, » lui répondis-je. « Je me lève, mais ne me presse pas. »

C’est là la dernière fois que je tente de transcrire un langage pour lequel notre alphabet n’est pas adapté. J’ai eu plusieurs autres leçons et il n’est pas non plus nécessaire d’en parler ; à partir de ce moment-là, nous avons toujours utilisé ce jargon, sauf lorsque nous parlions anglais pour ne pas être compris d’autres personnes. C’est une langue qui est très riche en ce qui concerne les choses profanes et pour décrire les différentes manières de faire l’amour, qui est aussi plus riche que l’anglais en ce qui concerne certaines techniques, mais qui comporte cependant d’étonnantes lacunes. Il n’y a pas de mot pour dire « juriste », par exemple.

Environ une heure avant le coucher du soleil, nous sommes parvenus aux Eaux-Qui-Chantent.

Nous avions traversé un haut plateau boisé. Le ruisseau dans lequel nous avions attrapé les truites avait reçu d’autres ruisseaux et était maintenant devenu une rivière assez large. En dessous de nous, à un endroit que nous n’avions pas encore atteint, il tombait du faîte de hautes falaises, comme les cascades de Yosemite, mais en plus grand[29]. À l’endroit où nous nous sommes arrêtés l’eau avait creusé une brèche dans le plateau et formait de petites cascades, avant de se précipiter dans cette énorme chute.

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28

Fusil employé dans l’infanterie américaine, le lebel américain, si l’on peut dire. (N.D.T.)

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29

Célèbre parc national de la Californie. (N.D.T.)