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« Cascade » est un euphémisme. En amont, en aval, partout où l’on regardait, on ne voyait que des chutes d’eau… les grandes avaient trente ou cinquante pieds de haut, les plus petites auraient pu être franchies d’un bond par des souris, et il y avait toutes les tailles intermédiaires. Tout cela formait des terrasses et des escaliers, avec une eau calme et verte des riches frondaisons qui s’y reflétaient, et une eau blanche comme de la crème fouettée dont jaillissait une écume des plus épaisses. Et on les entendait. Les petites chutes tintaient en d’argentins sopranos alors que les grandes vrombissaient en de profondes basses. Nous nous sommes arrêtés dans un endroit où il nous semblait être entourés de chœurs infatigables au milieu des chutes ; il était impossible de se faire entendre si on ne criait pas.

Hugo avait dû venir ici quand il a écrit Le Sacre de la Femme[30] :

Or, ce jour-là, c’était le plus beau qu’eût encore Versé sur l’univers la radieuse aurore ; Le même séraphique et saint frémissement Unissait l’algue à l’onde et l’être à l’élément ; L’éther plus pur luisait dans les cieux plus sublimes ; Les souffles abondaient plus profonds sur les cimes ; Les feuillages avaient de plus doux mouvements ; Et les rayons tombaient caressants et charmants Sur un frais vallon vert, où, débordant d’extase, Adorant ce grand ciel que la lumière embrase, Heureux d’être, joyeux d’aimer, ivres de voir, Dans l’ombre, au bord d’un lac, vertigineux miroir, Étaient assis, les pieds effleurés par la lame, Le premier homme auprès de la première femme.

Aucun doute, Hugo était venu ici, il avait vu les Eaux-Qui-Chantent. Mon vœu le plus cher, c’est de mourir auprès des Eaux-Qui-Chantent, et d’avoir devant moi ce spectacle, ce dernier spectacle, d’entendre une dernière fois leur murmure, avant de fermer les yeux pour toujours.

Nous nous arrêtâmes sur une prairie qui avait toute l’égalité d’une promesse et toute la douceur d’un baiser ; j’aidai Rufo à défaire les bagages. Je voulais apprendre comment fonctionnait cette fichue boîte. Je ne l’avais pas encore compris. Chaque côté s’ouvrait aussi naturellement et aussi raisonnablement que ceux d’un classeur métallique… et quand il fallait continuer à ouvrir, cela semblait tout aussi naturel et tout aussi raisonnable.

Nous commençâmes à planter une tente pour Star, et cette tente ne venait pas des surplus de l’armée, je vous prie de le croire ; c’était un coquet pavillon de soie brodée et le tapis que nous étendîmes sur le sol devait avoir été fabriqué par au moins trois générations successives d’artistes de Boukhara. Rufo me demanda : « Voulez-vous une tente, Oscar ? »

Je regardai le ciel où brillait le soleil, qui n’était pas encore au zénith. L’air était doux et je ne pouvais croire qu’il puisse pleuvoir. Et je n’aime pas être sous une tente tant qu’existe le moindre danger d’attaque. « Allez-vous prendre une tente, vous-même ? »

— « Moi ! Oh, non ! Mais Elle, elle doit toujours avoir une tente. Alors, le plus souvent, Elle se décide à dormir sur l’herbe. »

— « Je n’ai pas besoin de tente. » (Voyons donc, est-ce qu’un « champion » dort sur le palier de la chambre de sa dame, les armes à la main ? Je n’étais pas certain de ce que préconisait l’étiquette à ce sujet ; on n’en parle jamais dans les cours d’études sociologiques.)

Elle se retourna alors et dit à Rufo : « Protégés : les défenses étaient toutes à leur place. »

— « Rechargées ? » s’inquiéta-t-il.

— « Je ne suis pas encore retombée en enfance, » lui dit-elle en lui tirant l’oreille. « Du savon, Rufo. Et venez maintenant, Oscar ; c’est là le travail de Rufo. »

Rufo prit dans ses bagages inépuisables un morceau de savon Lux et le lui donna ; puis il me regarda un instant en réfléchissant et me donna du Life Buoy.

Les Eaux-Qui-Chantent constituent le meilleur bain qui soit, avec leur infinie variété. On y trouve des eaux calmes où l’on peut barboter et des bassins où l’on peut nager, des bains de siège pour se rafraîchir la peau, de vraies douches qui vont de la douche légère jusqu’à la douche violente qui vous perce jusqu’au cerveau si vous y restez trop longtemps.

Et l’on peut aussi choisir sa température. Dans la cascade où nous étions, un ruisseau d’eau chaude rejoignait le cours d’eau principal et, à la base, coulait de l’eau glacée. Il n’était pas nécessaire de se battre avec des robinets, il suffisait d’aller d’un côté ou de l’autre pour obtenir la température que l’on désirait, ou même d’aller un peu en aval pour trouver une température d’une chaleur aussi douce qu’un baiser maternel.

Nous jouâmes un moment ; Star criait et gigotait quand je l’éclaboussais, et elle me rendait la pareille. Nous nous amusions comme de vrais gosses ; et je m’en sentais un, elle ressemblait à un enfant, et elle jouait durement, avec des muscles d’acier sous le velours de sa peau.

Au bout d’un certain temps, je pris le savon et nous nous sommes mutuellement savonnés. Quand elle a commencé à se laver les cheveux, je suis allé derrière elle pour l’aider. Elle me laissa faire ; elle avait besoin d’aide sous cette douche généreuse, six fois plus forte que n’en utilisent aujourd’hui la plupart des filles.

Ç’aurait été une merveilleuse occasion (avec Rufo qui avait du travail et qui laissait le champ libre) pour l’attraper et pour l’embrasser, avant de passer à des choses plus sérieuses. Je ne suis d’ailleurs pas tellement sûr qu’elle aurait même élevé une protestation de pure forme, il n’était pas du tout impossible qu’elle ait coopéré de tout cœur.

Mais, Diable ! je le sais bien qu’elle n’aurait pas élevé de protestation de « pure forme », elle aurait pu aussi bien me remettre à ma place d’un mot cinglant ou d’un coup sur l’oreille… ou encore se prêter à mon désir.

Mais je ne pouvais m’y résoudre. Je ne pouvais même pas faire le premier geste.

Je ne sais pourquoi. Mes intentions à l’égard de Star variaient continuellement, elles étaient malhonnêtes pour devenir, l’instant d’après, honnêtes, puis inversement. Mais elles avaient toujours eu un but bien précis, dès le premier instant que je l’avais aperçue. Non, disons-le autrement : mes intentions étaient toujours malhonnêtes, mais j’avais quand même la volonté de les rendre honorables, plus tard, dès que nous pourrions trouver un officier d’état-civil.

Et cependant, je m’aperçus que je ne pouvais pas lever le plus petit doigt sur elle, sauf pour l’aider à ôter le savon de ses cheveux.

Pendant que je m’interrogeais sur ce problème, les deux mains enfouies dans son épaisse chevelure blonde, me demandant ce qui m’empêchait de passer mes bras autour de cette souple taille qui ne se trouvait qu’à quelques pouces de moi, j’entendis tout à coup un perçant coup de sifflet : on m’appelait par mon nom, mon nouveau nom. Je regardai autour de moi.

Rufo, seulement vêtu de son affreuse peau, des serviettes jetées sur l’épaule, se tenait sur la rive, à dix pieds de là et essayait de surmonter le grondement de l’eau pour attirer mon attention.

Je fis quelques pas dans sa direction : « Qu’est-ce qu’il y a encore ? » dis-je sans cacher mon mécontentement.

— « Je vous demandais seulement si vous vouliez vous raser ? à moins que vous ne vous laissiez pousser la barbe ? »

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30

Dans le texte original, Robert A. Heinlein ne cite pas Victor Hugo mais Coleridge. Plutôt que de donner une mauvaise traduction, en prose (ou en vers qui n’auraient pas rendu l’impression poétique) le traducteur a préféré un texte original, de la même époque, du même romantisme. Voici donc, pour ne pas trahir l’auteur, le texte de Coleridge (N.D.T.) :

And here were forests ancient as the hills,

Enfolding sunny spots of greenery.

But oh! that deep romantic chasm which slanted

Down the green hill athwart a cedarn cover

A savage place! as lioly and enchanted

As e’er beneath a wailing moon was hauted

By woman wailing for her demon-lover!

And from this chasm, with ceaseless turmoil seething…