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J’avais bien eu le désagréable sentiment que mes joues devaient ressembler à un cactus, pendant que je me demandais si j’allais ou non me livrer à un assaut criminel, et ce sentiment de gêne avait contribué à m’arrêter : Gillette, Aqua Velva, Burma Shave, etc., tous ces produits ont conditionné les timides mâles américains, et surtout moi, les empêchant de se livrer à la séduction ou au viol, ou aux deux ensemble, s’ils ne sont pas rasés de près. Et j’avais une barbe de deux jours.

— « Je n’ai pas de rasoir, » lui répondis-je.

Il répliqua en me montrant un coupe-choux.

Star vint près de moi. Elle se mit sur la pointe des pieds et me passa un doigt sur le menton : « Vous seriez tout à fait majestueux avec une barbe, » dit-elle. « Peut-être un Van Dyck, avec une moustache ironique. »

C’est bien ce que je pensais, si elle, elle le pensait. En outre, cela dissimulerait la plus grande partie de ma cicatrice. « Comme vous voudrez, princesse. »

— « Mais je préférerais quand même que vous restiez tel que je vous ai vu pour la première fois. Rufo est un très bon barbier. » Elle se tourna vers lui : « Donne-moi la main, Rufo, et une serviette. »

Star s’éloigna vers le camp, s’essuyant elle-même ; j’aurais été heureux de l’aider, si seulement elle me l’avait demandé. D’un ton las, Rufo me dit : « Pourquoi n’avez-vous pas pris vous-même votre décision ? Mais Elle a dit de vous raser, aussi il faut maintenant y passer ; et il faudra encore que je me dépêche de prendre un bain moi aussi, car Elle n’aime pas qu’on la fasse attendre. »

— « Si vous avez une glace, je le ferai tout seul. »

— « Avez-vous déjà utilisé un rasoir coupe-choux ? »

— « Non, mais je peux apprendre. »

— « Vous allez vous couper la gorge, et Elle ne serait pas contente. Venez là, sur la rive, où j’ai de l’eau chaude. Non, non ! ne vous asseyez pas, couchez-vous, avec la tête sur le bord. Je ne peux pas raser quelqu’un qui est assis. » Il commença à me savonner le menton.

« Et savez-vous pourquoi ? J’ai appris à raser des cadavres, voilà la raison, à les rendre si jolis que leurs bien-aimées puissent être fières d’eux. Ne bougez pas ! J’ai failli vous couper une oreille. J’aime mieux raser les cadavres ; ils ne se plaignent pas, ils ne vous donnent pas de conseil, ils ne vous répondent pas… et ils se tiennent toujours tranquilles. C’est le meilleur boulot que j’aie jamais eu. Mais il faut maintenant que je m’occupe de vous…» Il s’arrêta, la lame posée contre ma pomme d’Adam, et il se mit à me raconter tous ses ennuis.

« Avais-je mon samedi ? Diable, non ! Je n’avais même pas mon dimanche ! Et pensez seulement aux heures de travail ! D’ailleurs, j’ai justement lu l’autre jour qu’à New York… Êtes-vous allé à New York ? »

— « Je suis allé à New York. Mais écartez cette guillotine de mon cou quand vous agitez ainsi les mains. »

— « Si vous continuez à parler, vous aurez droit à quelques éraflures. Je disais donc qu’il y avait une équipe à New York qui a signé un contrat pour vingt-cinq heures de travail par semaine. Par semaine ! J’aurais aimé, moi, accepter de travailler vingt-cinq heures par jour. Savez-vous combien de temps j’ai travaillé à ce boulot, jusqu’à maintenant ? »

Je répondis que je ne savais pas.

— « Voilà, vous avez encore parlé. Plus de soixante-dix heures, et je ne mens pas ! Et pour quoi ! Pour la gloire ? Y a-t-il donc de la gloire pour un petit tas d’os blanchis ? Pour l’argent ? Oscar, je vous assure que je vous dis la vérité ; j’ai préparé plus de cadavres qu’un sultan n’a de concubines et jamais personne ne s’est soucié le moins du monde de ce qu’ils fussent recouverts de rubis de la taille de votre nez, et deux fois plus rouges… ou de guenilles ! Qu’est-ce qu’un mort peut bien faire de sa richesse ? Dites-moi, Oscar, d’homme à homme, pendant qu’Elle ne nous écoute pas : pourquoi avez-vous permis qu’Elle vous entraîne là-dedans ? »

— « Parce que cela m’amuse, c’est tout. »

Il renifla. « C’est ce que disait l’homme qui passait devant le cinquantième étage de l’Empire State Building. Mais il n’allait quand même pas tarder à s’écraser sur le trottoir. Pourtant, » ajouta-t-il gravement, « tant que vous n’avez pas traité avec Igli, il n’y a pas de problème. Si j’avais ma trousse, je pourrais dissimuler cette cicatrice de telle manière que tout le monde dirait : « N’a-t-il pas l’air normal ? » »

— « Ne vous en faites pas. Elle aime cette cicatrice. » (La vache il me l’avait fait avouer !)

— « C’est vrai. Ce que j’essaye de vous dire, c’est que si vous prenez la Route de la Gloire, vous êtes sûr de trouver surtout des cailloux. Moi, je n’ai jamais eu le choix. À mon avis, pour bien vivre, ce qu’il faudrait avoir c’est un beau petit salon, le seul de la ville, avec un beau choix de cercueils à tous les prix, avec la possibilité de hausser un peu les prix, ce qui permettrait de faire la charité aux déshérités. On pourrait aussi faire payer d’avance, comme un plan d’investissement, voyez-vous, car nous mourrons tous, Oscar, et rien n’empêcherait un homme intelligent, en prenant une bonne bière bien fraîche, de conclure un marché avec une maison de confiance. »

Il se pencha vers moi, comme pour me confier un secret : « Vous voyez, seigneur Oscar… Si, par miracle, nous en sortons vivants, rien ne vous empêcherait de Lui dire un petit mot en ma faveur. Faites-Lui comprendre que je suis trop vieux pour la Route de la Gloire. Je peux faire beaucoup pour rendre vos vieux jours agréables et confortables… si vous avez de bonnes intentions envers moi. »

— « Ne sommes-nous pas tous embarqués dans la même galère ? »

— « Si, naturellement ! » Il sourit. « Un pour tous et tous pour un, et quitte ou double ! Voilà, c’est fait. »

Il faisait encore jour et Star était sous sa tente quand nous rentrâmes au camp… et mes vêtements étaient sortis. J’allai protester en les voyant mais Rufo me dit avec fermeté : « Elle a dit sans cérémonie, ce qui veut dire en smoking. »

J’avais tout ce qu’il fallait, même les boutons de plastron (qui étaient d’énormes et extraordinaires perles noires) ; ce smoking avait été coupé pour moi, ou avait été choisi par quelqu’un qui connaissait ma taille, mon poids, les mesures de mes épaules et de mes hanches. À l’intérieur de la veste se trouvait une étiquette : The English House, Copenhagen.

La cravate me donna du travail. Rufo arriva pendant que j’étais en train de me débattre avec elle ; il me demanda de me coucher (je ne lui demandai pas pourquoi) et me la noua en un clin d’œil. « Désirez-vous votre montre, Oscar ? »

— « Ma montre ? » Autant que je sache, elle devait se trouver dans la salle d’examen d’un certain docteur, à Nice. « Vous l’avez ici ? »

— « Oui, monsieur. J’ai emmené toutes vos affaires, sauf vos « vêtements », » ajouta-t-il en haussant les épaules.

Il n’avait pas exagéré. Tout y était, et pas seulement le contenu de mes poches mais aussi tout ce que j’avais déposé dans mon coffre de l’American Express : mon argent, mon passeport, et tout le reste, même le billet de Sweepstake que j’avais acheté dans Change Alley.

J’allais lui demander comment il s’était débrouillé pour avoir accès à mon coffre puis je décidai de n’en rien faire. Il avait eu la clef à sa disposition et il n’avait probablement pas eu grande difficulté pour contrefaire une procuration. Ce ne devait pas être plus difficile que de se procurer une boîte magique comme il en avait une. Je le remerciai donc et il retourna à sa cuisine.