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Je commençai à tout jeter, tout sauf l’argent et mon passeport. Mais il est impossible de se permettre de salir un endroit aussi magnifique que ces Eaux-Qui-Chantent. Le ceinturon de mon épée comportait une bourse en cuir ; j’y enfouis tout, même ma montre, qui était arrêtée.

Rufo avait installé une table devant la jolie tente de Star ; il avait accroché une lanterne à un arbre et mis des chandelles sur la table. La nuit était tombée quand elle se décida à venir… semblant attendre quelque chose. Au bout d’un moment je finis par comprendre qu’elle attendait que je lui donne le bras. Je la conduisis à sa place, la fis asseoir, et Rufo me fit asseoir à mon tour. Il avait revêtu une livrée de valet de pied couleur prune.

Je ne regrettais pas d’avoir dû attendre Star ; elle avait mis la longue robe verte qu’elle m’avait montrée plus tôt. Je ne sais toujours pas si elle utilisait des fards mais elle ne ressemblait plus du tout à la gracieuse ondine avec laquelle j’avais joué dans l’eau une heure auparavant. Maintenant, on aurait eu envie de la mettre sous verre. Elle ressemblait à Liza Doolittle toute prête pour ouvrir le bal.

« Souper à Rio » ! Une douce musique se fit entendre, qui se mêlait au chant des Eaux-Qui-Chantent.

Du vin blanc avec le poisson, du vin rosé avec le gibier et du vin rouge avec les viandes rôties… et Star qui bavardait, souriait, pétillait d’esprit. À un moment Rufo se pencha vers moi pour me servir et murmura à mon oreille : « Les condamnés mangent toujours de bon cœur. » Du coin des lèvres je lui répondis d’aller au diable.

Avec les sucreries, il y avait du champagne, et Rufo me présenta la bouteille avec onction. J’approuvai son choix. Qu’aurait-il donc fait si j’avais refusé la bouteille ? M’aurait-il offert un autre cru ? De la fine Napoléon avec le café. Et des cigarettes.

Toute la journée, j’avais pensé aux cigarettes. Celles-ci étaient des Benson and Hedges n°5… et dire que pendant si longtemps j’avais fumé ces choses brunes françaises par mesure d’économie !

Pendant que nous fumions, Star félicita Rufo pour son dîner ; il accepta ses compliments avec componction et je lui fis aussi les miens. Je ne sais toujours pas qui a préparé cet hédonique repas ; Rufo a dû en faire beaucoup mais je pense que, pendant que je me faisais raser, Star a mis la main à la pâte, au moins pour ce qui était délicat.

Nous avons donc passé un heureux moment de tranquillité, buvant du café et des liqueurs, tandis qu’au-dessus de nos têtes se balançait la lanterne et qu’une unique chandelle faisait briller ses bijoux et laissait deviner son visage, puis Star ébaucha un petit mouvement de recul afin de s’éloigner de la table. Je me levai vivement et la conduisis à la tente. Elle s’arrêta devant l’entrée : « Seigneur Oscar…»

Je l’embrassai donc et la suivis…

Oui diable ! Je la suivis ! Mais j’étais sous un tel état d’hypnose que je me penchai vers elle et lui baisai la main ! Oui, vraiment !

Ce qui ne me laissait rien d’autre à faire que de sortir, de me débarrasser de mon vêtement d’emprunt, de le rendre à Rufo et de lui emprunter une couverture. Il avait choisi de dormir d’un côté de la tente, aussi pris-je l’autre côté pour m’étendre. Il faisait encore si délicieusement bon que la couverture était inutile.

Mais je ne m’endormis pas. À dire vrai, j’étais esclave d’une drogue, une habitude bien pire que la marijuana quoique moins onéreuse que l’héroïne. Il m’arrive d’y résister et de trouver quand même le sommeil mais ce soir-là il y avait quelque chose qui était bien loin de m’aider, c’est le fait que je voyais de la lumière dans la tente de Star, et que je voyais surtout sa silhouette qui, maintenant, n’était plus déformée par le moindre vêtement.

Voyez-vous, je suis un lecteur par obligation : je ne peux pas m’endormir sans lire quelque chose, même du Perry Mason. Plutôt que de m’endormir sans lecture, je prendrais même une page d’un vieux Paris-Match, même si cette page a servi auparavant à envelopper des harengs.

Je me levai et fis le tour de la tente.

— « Psst ! Rufo. »

— « Oui, monseigneur. » Il se leva en sursaut, la dague à la main.

— « Dites-moi, il n’y a donc rien à lire dans ce patelin ? »

— « Que voulez-vous lire ? »

— « N’importe quoi, juste des mots les uns à la suite des autres. »

— « Un instant. » Il partit un moment, et fouilla dans ses affaires en s’éclairant avec une lampe de poche. Puis il revint et me tendit un livre et une petite lampe. Je le remerciai et regagnai ma place où je m’étendis.

C’était un livre intéressant, écrit par Albert le Grand, et qui semblait avoir été volé au British Museum. Albert y donnait toute une série de recettes pour faire les choses les plus invraisemblables : comment apaiser les tempêtes et voler par-dessus les nuages ; comment vaincre ses ennemis, comment rendre une femme fidèle…

Tiens, voici la dernière : « Si vous désirez écarter une femme du vice et qu’elle ne désire pas d’autre homme, prenez une verge de loup et des poils de sa moustache, ou de ses sourcils, ou des cheveux qui poussent sous son menton, brûlez le tout et faites-lui boire le breuvage sans qu’elle le sache, et elle ne désirera pas d’autre homme que vous. »

Voilà qui ne doit pas beaucoup amuser les loups. Et si j’étais la fille, cela m’ennuierait aussi ; le mélange ne doit pas être très agréable. Mais c’est pourtant la véritable formule ; alors, si vous avez des ennuis avec votre femme et qu’elle ne vous soit pas fidèle, si vous avez aussi un loup à votre disposition, essayez donc. Et faites-moi connaître le résultat. Par courrier, pas de vive voix.

Il y avait plusieurs autres recettes pour se faire aimer d’une femme mais celle du loup était de loin la plus facile à suivre. À ce moment, je posai le livre, j’éteignis la lumière et regardai la silhouette qui se détachait sur la soie transparente. Star était en train de se brosser les cheveux.

Puis je cessai de m’en faire et me mis à regarder les étoiles. Je n’avais jamais appris la position des étoiles dans l’hémisphère austral ; on n’en voit que rarement dans un endroit aussi humide que l’Indochine, sans compter que lorsqu’on a le sens de l’orientation, on n’en a pas besoin.

Ce ciel austral était extraordinaire.

J’étais en train d’admirer une étoile, ou une planète (il semblait qu’il y avait une sorte de disque), très brillante, quand je me rendis tout à coup compte qu’elle bougeait.

Je m’assis. « Hello ! Star ! »

— « Oui, Oscar ? » me répondit-elle.

— « Venez voir ! Un spoutnik, un très gros spoutnik ! »

— « Je viens. » Elle éteignit la lumière de sa tente et vint rapidement me rejoindre, ainsi que ce vieux papa Rufo, qui grognait en se frottant les côtes.

— « Où cela, monseigneur ? » demanda Star.

Je fis un geste.

— « Là, devant ! En y repensant, ce n’est peut-être pas un spoutnik ; ce pourrait bien être un satellite de la série Écho. Il est extraordinairement gros et brillant. »

Elle me jeta un coup d’œil avant de détourner son regard. Rufo garda le silence. Je continuai à regarder un instant, puis ce fut elle que je regardai. Et elle, c’était moi qu’elle regardait, pas le satellite. Je regardai de nouveau, et cela continuait de bouger sur le champ des étoiles.

« Star, » dis-je, « ce n’est pas un spoutnik. Ce n’est pas non plus un satellite Écho. C’est une lune. Une vraie lune. »