Lui, et le chirurgien militaire : le chirurgien m’avait dit : « Tout va aller très bien pour toi, fiston. Mais tu vas avoir une belle cicatrice, comme celles des étudiants d’Heidelberg. »
Et cela m’a donné à penser… Il est impossible de trouver un boulot convenable sans avoir un diplôme, de même qu’il est impossible de devenir plâtrier si l’on n’est pas fils ou neveu, ou quelqu’un de la grande famille des plâtriers. Mais il y a diplômes et diplômes. Sir Isaac Newton, s’il avait eu un diplôme décerné par un collège comme le mien, aurait nettoyé des bouteilles pour le compte de Joe Tom Pouce, – si Joe Tom Pouce avait lui-même eu un diplôme d’une université européenne.
Pourquoi pas Heidelberg ? J’avais l’intention de tirer le maximum de ma solde de G.I. J’avais toujours eu cette intention, dès l’instant où j’avais résilié mon sursis.
À en croire ma mère, tout était moins cher en Allemagne. Peut-être pourrais-je donc investir ces bénéfices pour décrocher un doctorat. Herr Doktor Gordon mit cicatrice auf der visage von Heidelberg. Cela me vaudrait bien 3.000 dollars de plus par an, dans n’importe quelle usine de fusées.
Et même, je m’arrangerais pour avoir un ou deux vrais duels d’étudiants, pour ajouter une vraie cicatrice d’Heidelberg à côté de la fausse que j’avais déjà. L’escrime était un des sports que je pratiquais avec le plus de plaisir (même si c’était le sport qui comptait le moins quand j’étais « pion » de culture physique). Il y a des gens qui ne peuvent pas supporter la vue des couteaux, des épées, des baïonnettes, et de tout ce qui est coupant ; les psychiatres ont un mot pour ça : aichmophobie. Penser qu’il y a des idiots qui conduisent des voitures à cent milles à l’heure sur des routes où l’on ne peut dépasser le cinquante, et qui sont terrifiés à la simple vue d’une lame nue !
Moi, je n’ai jamais éprouvé de telles phobies, c’est pourquoi je suis toujours vivant et c’est même la seule raison pour laquelle je n’ai jamais pu être mieux que caporal. Un « conseiller militaire » ne peut se payer le luxe d’avoir peur des couteaux, baïonnettes et autres engins de cette sorte ; il doit pouvoir en supporter la vue. Je n’ai donc jamais eu peur d’eux parce que j’ai toujours été certain que je pouvais faire à l’autre ce qu’il avait l’intention de me faire.
Et j’ai toujours eu raison, sauf cette fois où j’ai commis l’erreur d’être un héros, et cette erreur elle-même n’a pas été trop grave. Si j’avais essayé de me sauver comme un lapin au lieu de vouloir le débusquer, il m’aurait brisé la colonne vertébrale en deux. Comme cela s’est passé, il n’a même pas eu l’occasion de me frapper véritablement ; son coupe-coupe m’a juste frôlé la figure pendant qu’il s’écroulait, en me laissant cette vilaine blessure qui s’était infectée depuis longtemps quand arrivèrent les hélicoptères. Mais je ne l’ai jamais vraiment sentie. Sur le moment, j’ai eu un vertige, je me suis assis dans la boue et, quand je me suis réveillé, un infirmier me faisait une transfusion de plasma.
Il me fallait réfléchir à ces duels d’Heidelberg. On vous enveloppe le corps, les bras et le cou, et on vous met même un masque métallique pour protéger les yeux, le nez et les oreilles, ce qui n’a vraiment aucun rapport avec la rencontre, en pleine jungle, d’un marxiste en action. J’ai une fois tenu en main une des épées dont ils se servent à Heidelberg ; un sabre droit, léger, au tranchant coupant, aiguisé sur le dessus de la lame, sur une longueur de quelques pouces, mais la pointe est mouchetée ! un jouet, pas autre chose, tout juste capable d’infliger de jolies cicatrices pour se faire admirer des filles.
J’ai donc pris une carte et savez-vous ce que j’ai découvert ? Heidelberg est juste sur la route de Wiesbaden. En conséquence j’ai demandé à être démobilisé à Wiesbaden.
Le chirurgien de l’armée m’avait dit : « Tu es un optimiste, fiston, » mais avait quand même paraphé ma demande. Le sergent-infirmier chargé de la paperasserie m’avait dit : « Pas question, soldat ! » Je ne dirai pas que des billets de banque changèrent de main, mais la case réservée à l’approbation du commandant de l’hôpital indiquait bien : FAIRE SUIVRE. Les autorités militaires décidaient donc que j’étais « un cas » ; ce n’est en effet pas la coutume de la part d’« Oncle Sam » que d’offrir ainsi des voyages autour du monde à de simples soldats.
J’étais déjà si loin que je me trouvais à mi-distance d’Hoboken et de San Francisco, et bien plus près de Wiesbaden. Ce qui n’empêchait pas l’Intendance d’exiger que les rapatriements aient lieu par l’océan Pacifique. Le système militaire est un véritable cancer : nul ne sait d’où il vient mais il ne passe pas inaperçu.
C’est alors que la Bonne Fée s’est réveillée et m’a touché de sa baguette magique.
J’étais sur le point de m’embarquer sur un vieux rafiot, baptisé Le général Jones, qui faisait route vers Manille, Taipeh, Yokohama, Pearl Harbor et Seattle quand me parvint un ordre qui comblait tous mes vœux, même les plus chers. J’étais affecté au QUARTIER GÉNÉRAL DES FORCES ARMÉES AMÉRICAINES STATIONNÉES EN EUROPE, à Heidelberg, Allemagne, et je devais m’y rendre au moyen des transports militaires, à ma convenance, dans les délais les plus rapides (voir note en bas de page). Mes permissions, dont je n’avais pas profité, je pouvais soit me les faire payer, soit les prendre en bloc (voir note suivante). Et le soldat qui bénéficiait d’une telle feuille de route était autorisé à revenir dans la Métropole (aux États-Unis) à n’importe quel moment pendant une période qui n’excéderait pas douze mois, par transports militaires, sans frais ultérieurs pour le gouvernement. Pas de note explicative.
Le sergent-paperassier me fit appeler et me montra l’ordre de mission, le visage resplendissant d’une joie naïve : « Le seul inconvénient, c’est qu’y a pas actuellement de « moyen de transport convenable », soldat… c’est pourquoi tu vas prendre tes cliques et tes claques et foncer sur Le général Jones. Tu vas bien à Seattle, comme je l’avais dit. »
Je savais bien ce qu’il voulait dire : le seul transport de troupes qui allait vers l’ouest en mettant beaucoup, beaucoup de temps, avait appareillé pour Singapour trente-six heures plus tôt. Je regardai donc mon ordre de mission, sentant mon sang bouillir dans mes veines, me demandant s’il ne l’avait pas gardé sur son bureau assez longtemps pour m’empêcher d’embarquer.
Je remuai la tête, en signe de dénégation :
— « Je vais rattraper Le général Smith à Singapour. Soyez humain, sergent, et établissez-moi les ordres de mission nécessaires. »
— « Tes ordres de mission sont déjà établis pour Le général Jones. Destination Seattle. »
— « Zut ! » dis-je pensivement. « Je crois que je ferais mieux d’aller trouver l’aumônier. » Je m’esquivai rapidement, mais je ne vis pas l’aumônier. J’allai à l’aérodrome. Il ne me fallut que cinq minutes pour me rendre compte qu’il n’y avait ni vol commercial ni vol militaire pour Singapour dans le délai qui me convenait.
Pourtant cette nuit même, il y avait un transport militaire australien en partance pour Singapour. Les Australiens n’étaient même pas des « conseillers militaires », mais il y en avait presque partout, en tant qu’« observateurs militaires ». Je mis la main sur le commandant de l’avion, un capitaine-aviateur, et lui exposai ma situation. Il sourit et me dit : « Y a toujours de la place pour un type de plus. Je pense que nous décollerons tout de suite après le thé. Si le zinc veut bien voler. »