Je savais qu’il volerait ; c’était un Albatros, un C-47, rafistolé de partout et qui avait déjà fait Dieu sait combien de millions de milles. Il arriverait à Singapour sur un seul moteur s’il le fallait. Je compris que j’étais dans un jour de chance dès que je vis sur le terrain cette vieille pièce de musée toute rafistolée.
Quatre heures plus tard, j’étais à l’intérieur et nous avions décollé.
J’ai pointé à bord du USMTS[4] Général Smith, le lendemain matin, plutôt mouillé car La Perle de Tasmanie avait traversé des averses pendant la nuit et la seule faiblesse des Albatros est de ne pas être étanches. Mais, qui se soucierait d’une bonne pluie bien claire après avoir connu la boue de la jungle ? Le navire appareillait le soir même, ce qui était une grande nouvelle.
Singapour ressemble beaucoup à Hong-Kong sous le rapport de l’ennui ; un après-midi me suffisait. J’ai bu un verre au vieux Raffles, un autre à l’Adelphi, j’ai pris une saucée dans le grand Parc Mondial, je me suis promené dans Change Alley, gardant une main sur mon argent et l’autre sur mes ordres de mission, et j’y ai acheté un billet du Sweepstake irlandais.
Je ne suis pas joueur, si du moins vous admettez que le poker est un jeu d’adresse. Mais, cela était un tribut à la déesse de la chance, je la remerciais de toute celle qu’elle m’avait accordée. Si elle choisissait de me répondre avec 140.000 dollars je n’allais pas les lui jeter à la figure. Si elle ne le faisait pas… tant pis, car le billet ne valait qu’une livre, 2,80 dollars U.S. Je l’avais payé 9 dollars de Singapour, soit 3 dollars U.S, – ce qui n’était qu’une petite dépense pour quelqu’un qui venait juste de gagner un voyage gratuit autour du monde, – sans oublier que ce quelqu’un venait de quitter la jungle en respirant parfaitement bien.
Dès que j’eus la marchandise qui correspondait à mes trois dollars je quittai Change Alley pour échapper à deux ou trois autres douzaines de banques ambulantes qui voulaient à toute force me vendre d’autres billets, des dollars de Singapour, toutes sortes de devises étrangères, – elles m’auraient même vendu mon chapeau si je l’avais laissé tomber, – et regagnai la rue où je pris un taxi en priant le chauffeur de me conduire au quai où était amarré mon bateau. C’était là une véritable victoire de l’esprit sur la chair car j’avais été long à décider si je n’allais pas forcer la chance pour offrir un exutoire à mes besoins biologiques dont la pression était extraordinaire. Il faut bien dire que ce bon vieux Gordon le Balafré était demeuré chaste comme un scout depuis un joli bout de temps et que Singapour est une des sept cités de perdition où l’on peut se procurer n’importe quoi ou n’importe qui.
Je ne veux pas dire par là que je voulais rester fidèle à ma voisine de palier. Cette jeune dame qui, chez moi, m’avait tout appris sur le Monde, la Chair et le Diable, au cours d’une étonnante soirée d’adieu avant mon incorporation, celle qui, par lettre, avait complété mon éducation première ; je lui devais de la gratitude mais aucune fidélité : elle s’était mariée presque aussitôt après mon départ, elle avait maintenant deux enfants, dont aucun de moi.
La véritable cause de mon malaise biologique était d’ordre géographique. Ces petits frères jaunes contre lesquels ou aux côtés desquels j’avais combattu, avaient des petites sœurs jaunes et beaucoup d’entre elles étaient à vendre, on pouvait même les avoir pour l’amour ou pour le sport[5].
Pendant longtemps, elles étaient même les seules ressources locales. Les infirmières ? Mais il ne faut pas oublier que les infirmières ont rang d’officier et que les rares auxiliaires féminines qui acceptaient d’aller aussi loin des États-Unis étaient encore plus demandées que les infirmières.
Je ne reprochais pas du tout aux petites sœurs jaunes d’être jaunes. J’avais le teint aussi brun que le leur, sauf là où j’avais une longue cicatrice rosâtre. Ce que je leur reprochais, c’est d’être petites.
J’ai cent quatre-vingt-dix livres de muscles, sans une once de graisse et je n’ai jamais pu me convaincre qu’une femelle haute de quatre pieds dix pouces, pesant moins de quatre-vingt-dix livres, et ayant l’air d’une petite fille de douze ans, pouvait être une vraie femme pleinement consentante. Pour moi, j’avais toujours l’impression qu’il s’agissait d’une sorte de viol et cela me donnait une certaine impuissance psychique.
Il devait être possible de trouver une grande fille à Singapour. Cependant, quand j’ai pu m’échapper de Change Alley, je me suis tout à coup aperçu que je n’aimais pas ces gens, qu’ils soient grands ou petits, mâles ou femelles, et j’ai donc décidé de regagner le navire, ce qui m’a probablement épargné la vérole, la chaude-pisse, le chancre mou, la danse de saint-gui et quelque mycose plantaire ; et ce fut bien là la résolution la plus sage que j’aie jamais prise depuis l’âge de quatorze ans, quand j’avais refusé de me mesurer avec un alligator de bonne taille.
J’ai donc dit au chauffeur où je voulais aller, lui parlant anglais ; je le lui répétai pour plus de sûreté, avec les quelques mots de cantonais dont je me souvenais (et je le parlais plutôt mal car c’est une langue qui utilise neuf intonations différentes, sans compter que, en classe, je n’avais appris que le français et l’allemand), et je lui ai même montré une carte où était marqué le lieu d’embarquement, avec les indications écrites en anglais et en chinois.
On donnait une de ces cartes à tous ceux qui quittaient le navire. En Asie, n’importe quel chauffeur de taxi parle suffisamment l’anglais pour vous conduire dans le quartier des Lanternes Rouges et dans les boutiques où l’on trouve des « occasions ». Mais il n’est jamais capable de vous ramener à votre quai d’embarquement.
Mon chauffeur m’écouta, jeta un coup d’œil sur la carte et me dit : « Okay, mon vieux ! Compris, » et il démarra en prenant un tournant sur les chapeaux de roues, en hurlant contre les taxis qui maraudaient, les coolies, les enfants et les chiens. J’étais enfin détendu, heureux d’avoir trouvé le seul bon chauffeur sur un millier d’incapables.
Tout à coup, je me redressai et lui hurlai de s’arrêter.
Car il faut que je vous dise quelque chose : il m’est absolument impossible de m’égarer.
Appelez-ça un pouvoir « psi », comme disent ceux qui étudient les fonctions parapsychiques. Ma mère, elle, disait que son fiston avait « le sens de l’orientation ». Appelez-ça comme vous voudrez, mais ce n’est qu’à l’âge de six ou sept ans que j’ai compris que les autres gens pouvaient s’égarer. J’ai toujours su, moi, où se trouve le nord, l’endroit d’où je suis parti et à quelle distance je m’en trouve. Je peux toujours rentrer directement, ou en suivant le chemin que j’ai pris à l’aller, même dans l’obscurité ou en pleine jungle. C’est même pour cela surtout que j’ai toujours été rétrogradé au grade de caporal alors qu’on me donnait toujours à faire le travail d’un sergent. Les patrouilles que je commandais revenaient toujours, du moins ceux qui survivaient. Et cela était réconfortant pour les citadins qui, de toute manière, n’avaient aucune envie de rester dans la jungle.
J’ai donc hurlé parce que le chauffeur avait tourné vers la droite alors qu’il aurait dû tourner à gauche et qu’il était en train de revenir sur ses pas.
Il se contenta d’accélérer.
Je hurlai encore. Et maintenant, il ne comprenait plus l’anglais.
Ce n’est qu’un mille et beaucoup d’autres tournants après, qu’il fut obligé de s’arrêter à cause d’un embarras de circulation. Je descendis alors de voiture, lui aussi, et il se mit à hurler en cantonais et à me montrer le compteur. Nous avons vite été entourés de Chinois qui ne faisaient qu’augmenter le tumulte, tandis que des gamins me tiraient par mes vêtements. Je gardais mon argent dans une main et vous pouvez me croire si je vous dis combien j’ai été heureux de voir enfin un flic. Je hurlai dans sa direction et il daigna m’apercevoir.
Il s’ouvrit un chemin à travers la foule en brandissant une longue matraque. C’était un Hindou ; je lui demandai : « Parlez-vous anglais ? »
— « Certainement. Et je comprends aussi l’américain. »
Je lui expliquai mes ennuis, lui montrant la carte, lui disant que le chauffeur de taxi m’avait chargé dans Change Alley et qu’il avait fait détours sur détours.
Le flic m’approuva et se mit à parler avec le chauffeur, utilisant un troisième langage, du malais, je suppose. À la fin, le flic s’adressa de nouveau à moi :
— « Il ne comprend pas l’anglais. Il a cru que vous lui demandiez de vous conduire à Johore. »
Le pont de Johore est l’endroit le plus lointain du port où l’on puisse aller sans quitter l’île de Singapour. Je répondis, hors de moi :
— « Quelle blague ! il comprend parfaitement l’anglais ! »
Le flic haussa les épaules :
— « Vous avez pris son taxi, vous devez payer la somme qu’indique le compteur. Après quoi, je lui expliquerai où vous voulez aller et j’obtiendrai qu’il vous y conduise à forfait. »
— « Avec lui, j’irais plutôt en enfer ! »
— « Cela est possible, le trajet n’est pas long, surtout dans ce coin. Je vous conseille de payer. En attendant, vous faites grimper le compteur. »
À certains moments, on doit se battre pour se faire justice, sous peine de ne plus pouvoir se regarder dans sa glace en se rasant. Mais je m’étais déjà rasé, c’est pourquoi je payai 18,50 dollars de Singapour, pour avoir perdu une heure et m’être éloigné du port. Le chauffeur voulait encore un pourboire mais le flic le fit taire et m’emmena avec lui, à pied.
Je n’eus pas trop de mes deux mains pour préserver mes ordres de mission, mon argent et le billet de Sweepstake qui était avec les billets de banque. Mais je perdis mon stylo, mes cigarettes, mon mouchoir et un briquet Ronson. Quand je sentis des doigts agiles s’affairer sur mon bracelet-montre, je me rendis à la proposition du flic qui me disait qu’un de ses cousins, un honnête homme, me conduirait au quai d’embarquement pour un tarif forfaitaire et modéré.
Par un hasard extraordinaire, le « cousin » se trouvait tout juste être dans la rue, au prochain tournant ; une demi-heure plus tard, j’étais à bord. Jamais je n’oublierai Singapour, une ville riche en enseignements.