Je hurlai encore. Et maintenant, il ne comprenait plus l’anglais.
Ce n’est qu’un mille et beaucoup d’autres tournants après, qu’il fut obligé de s’arrêter à cause d’un embarras de circulation. Je descendis alors de voiture, lui aussi, et il se mit à hurler en cantonais et à me montrer le compteur. Nous avons vite été entourés de Chinois qui ne faisaient qu’augmenter le tumulte, tandis que des gamins me tiraient par mes vêtements. Je gardais mon argent dans une main et vous pouvez me croire si je vous dis combien j’ai été heureux de voir enfin un flic. Je hurlai dans sa direction et il daigna m’apercevoir.
Il s’ouvrit un chemin à travers la foule en brandissant une longue matraque. C’était un Hindou ; je lui demandai : « Parlez-vous anglais ? »
— « Certainement. Et je comprends aussi l’américain. »
Je lui expliquai mes ennuis, lui montrant la carte, lui disant que le chauffeur de taxi m’avait chargé dans Change Alley et qu’il avait fait détours sur détours.
Le flic m’approuva et se mit à parler avec le chauffeur, utilisant un troisième langage, du malais, je suppose. À la fin, le flic s’adressa de nouveau à moi :
— « Il ne comprend pas l’anglais. Il a cru que vous lui demandiez de vous conduire à Johore. »
Le pont de Johore est l’endroit le plus lointain du port où l’on puisse aller sans quitter l’île de Singapour. Je répondis, hors de moi :
— « Quelle blague ! il comprend parfaitement l’anglais ! »
Le flic haussa les épaules :
— « Vous avez pris son taxi, vous devez payer la somme qu’indique le compteur. Après quoi, je lui expliquerai où vous voulez aller et j’obtiendrai qu’il vous y conduise à forfait. »
— « Avec lui, j’irais plutôt en enfer ! »
— « Cela est possible, le trajet n’est pas long, surtout dans ce coin. Je vous conseille de payer. En attendant, vous faites grimper le compteur. »
À certains moments, on doit se battre pour se faire justice, sous peine de ne plus pouvoir se regarder dans sa glace en se rasant. Mais je m’étais déjà rasé, c’est pourquoi je payai 18,50 dollars de Singapour, pour avoir perdu une heure et m’être éloigné du port. Le chauffeur voulait encore un pourboire mais le flic le fit taire et m’emmena avec lui, à pied.
Je n’eus pas trop de mes deux mains pour préserver mes ordres de mission, mon argent et le billet de Sweepstake qui était avec les billets de banque. Mais je perdis mon stylo, mes cigarettes, mon mouchoir et un briquet Ronson. Quand je sentis des doigts agiles s’affairer sur mon bracelet-montre, je me rendis à la proposition du flic qui me disait qu’un de ses cousins, un honnête homme, me conduirait au quai d’embarquement pour un tarif forfaitaire et modéré.
Par un hasard extraordinaire, le « cousin » se trouvait tout juste être dans la rue, au prochain tournant ; une demi-heure plus tard, j’étais à bord. Jamais je n’oublierai Singapour, une ville riche en enseignements.
CHAPITRE II
Deux mois plus tard, je me trouvais sur la Côte d’Azur. La Bonne Fée avait veillé à ce que je traverse l’océan Indien, remonte la mer Rouge et débarque à Naples. J’avais connu une vie saine, faisant de l’exercice entrecoupé de longues séances de bronzage dans la matinée ; je dormais l’après-midi et je jouais au poker le soir. Il y a beaucoup de gens qui ignorent l’avantage (insuffisant mais néanmoins appréciable) qu’il y a à améliorer son propre jeu, au poker, lors de la donne, mais ils sont anxieux de l’apprendre. Quand nous sommes arrivés en Italie, j’avais un magnifique bronzage et je m’étais fait un joli magot.
Au début de la traversée, un joueur complètement fauché avait voulu miser un billet de Sweepstake. Après avoir longtemps discuté, les billets de Sweepstake furent acceptés avec un certain escompte, c’est-à-dire une valeur de 2 dollars US par billet. Et je terminai le voyage en possession de cinquante-trois tickets.
Je pus profiter d’un vol entre Naples et Francfort, où je suis arrivé seulement deux heures après. C’est alors que le Service de la Bonne Fée m’a repassé aux Services des Surprises-Parties et à celui des Mauvaises Plaisanteries.
Avant d’aller à Heidelberg je fis un crochet par Wiesbaden afin de voir ma mère, mon beau-père et les gosses… pour m’apercevoir qu’ils venaient juste de rentrer aux États-Unis, avant d’aller à la base aérienne d’Elmondorf en Alaska.
C’est ainsi que je suis allé à Heidelberg, pour me promener et voir la ville, pendant que se poursuivaient les formalités administratives.
C’est une jolie ville, avec un beau château, de la bonne bière et de grandes filles aux joues rouges, ressemblant à des bouteilles de coca-cola… Oui, cela avait bien l’aspect de l’endroit rêvé pour décrocher un diplôme. J’ai commencé à m’enquérir des chambres à louer et de tout le reste puis j’ai rencontré un jeune boche qui portait une casquette de Studenten et possédait des cicatrices aussi affreuses que la mienne ; les choses se présentaient bien.
J’ai discuté de mes idées avec le sergent-chef de la compagnie temporaire.
Il remua tristement la tête : « Mon pauvre garçon ! »
Pourquoi ? Pas d’allocation de G.I. pour Gordon : je n’étais pas « ancien combattant ».
Cette cicatrice, aucune importance ! Aucune importance non plus si j’ai tué au combat plus de gens que vous ne pourriez en entasser dans… non, cela ne comptait pas. Ce que j’avais connu n’était pas « une guerre » et le Congrès n’avait pas voté de loi prévoyant des allocations d’études pour nous, qui n’étions que des « conseillers militaires ».
Je suppose que tout cela était de ma faute. Toute ma vie, j’avais entendu parler d’« allocations de G.I. ». Non ? J’avais même travaillé dans un labo de chimie avec un « ancien combattant » qui payait ses études sur son allocation militaire.
Le brave sergent me dit, sur un ton paternel : « T’en fais pas comme ça, fiston. Rentre chez toi, trouve un boulot et attends un an. Ils la voteront cette loi et avec effet rétroactif, c’est presque certain. Tu es encore jeune. »
C’est pourquoi j’étais ici, sur la Côte d’Azur, en civil, profitant de l’Europe avant d’être rapatrié. Heidelberg, il ne pouvait plus en être question. Certes, la paie que je n’avais pas pu dépenser dans la jungle, plus les permissions accumulées, plus mes gains au poker, tout cela dépassait la somme qu’il me fallait pour rester un an à Heidelberg. Mais cela n’était pas encore suffisant pour un diplôme. J’avais compté sur le mythique « statut des G.I. » pour avoir assez d’argent pour me nourrir et mon argent liquide était destiné aux pots-de-vin.
Je devais donc réviser mes plans. Ce que je devais faire était simple : me faire rapatrier à l’œil avant la fin de l’année, avant la rentrée scolaire. Utiliser la somme que j’avais pour payer ma pension chez ma tante et mon oncle, travailler l’été prochain et voir ce qui en sortirait. N’ayant plus à craindre la conscription, je trouverais bien un moyen de tirer quelque chose de cette dernière année, même si je ne devais jamais être « Herr Doktor Gordon ».
Mais la rentrée scolaire ne se fait qu’en automne et, ici, c’était le printemps. Je ferais aussi bien de voir un peu à quoi ressemble l’Europe avant de me replonger dans mes livres ; je pourrais très bien ne jamais retrouver pareille occasion.
J’avais une autre raison pour attendre : les billets de Sweepstake. On allait bientôt tirer les chevaux.
Les Sweepstake irlandais commencent par un tirage au sort. On commence par vendre assez de billets pour tapisser la gare de Grand Central. Les hôpitaux irlandais touchent 25 pour cent et sont les seuls gagnants certains. Peu avant la course, on tire les chevaux au sort. Disons, par exemple, que vingt chevaux sont inscrits. Si aucun cheval n’est attribué à votre billet, celui-ci ne vaut plus rien (oh, il y a bien de petits lots de consolation).