Mais si vous avez la chance de tirer un cheval, vous n’avez pas encore gagné. Il y a des chevaux qui ne prennent pas le départ. Parmi ceux qui sont au départ, la plupart resteront dans le peloton. Cependant, si un billet est attribué à un cheval, même si ce cheval est une carne à peine capable d’aller jusqu’au paddock, ce billet prend immédiatement une valeur de plusieurs milliers de dollars entre le moment du tirage et le jour de la course. Tout dépend de la valeur du cheval. Mais les prix sont importants et le pire des chevaux engagés a quand même gagné ne serait-ce qu’une fois.
J’avais cinquante-trois billets. Si l’un d’eux était attribué à un cheval, je pouvais le vendre assez cher pour aller à Heidelberg.
C’est pourquoi j’ai décidé de rester et d’attendre le tirage.
La vie peut ne pas être chère en Europe. Une Auberge de Jeunesse est un luxe pour qui vient de la jungle indochinoise et même la Côte d’Azur n’est pas ruineuse si vous savez vous débrouiller. Je ne suis pas descendu sur la Promenade des Anglais ; j’ai pris une minuscule chambre au quatrième étage, à deux kilomètres à l’intérieur, et il n’y avait qu’une salle de bains commune à plusieurs chambres. À Nice, il y a de magnifiques boîtes de nuit, mais il n’est pas nécessaire d’aller les entretenir alors qu’il y a tellement d’excellents spectacles sur la plage… excellents et gratuits. Je n’avais jamais compris à quel point le strip-tease peut être du grand art jusqu’au jour où j’ai regardé une Française ôter ses vêtements et mettre un bikini devant toute une foule de gens, des touristes, des gendarmes, des voyeurs – et devant moi aussi – et cela, sans le moins du monde porter atteinte aux mœurs françaises en ce qui concerne les « attentats à la pudeur ». Ou, du moins, cela n’a duré que le temps d’un éclair.
Oui, monsieur, et il y a des tas de choses que vous pouvez voir et faire sans dépenser d’argent sur la Côte d’Azur.
Les plages sont atroces. Des galets. Mais les galets valent mieux que la boue de la jungle. Je mettais donc mon maillot de bain et profitais du spectacle, tout en travaillant mon bronzage. C’était le printemps, la saison touristique n’avait pas encore commencé et il n’y avait pas encore trop de gens ; il faisait chaud, il faisait beau, c’était un vrai temps d’été. Je restais au soleil, j’étais heureux et mon seul luxe avait été de louer un coffre-fort à l’American Express et d’acheter l’édition parisienne du New York Herald Tribune et The Stars and Stripes. Je jetais un coup d’œil rapide pour savoir comment les prétendues Grandes Puissances se montraient incapables de diriger le monde, je regardais ensuite ce qu’il y avait de nouveau concernant cette guerre qui n’en était pas une et dont je venais juste de m’échapper (on en parlait peu, bien que l’on nous ait pourtant assuré que nous étions « les défenseurs de la civilisation »), puis je me consacrais aux nouvelles importantes, je veux parler des Sweepstakes irlandais, sans oublier la possibilité que The Stars and Stripes allait peut-être annoncer que je venais de traverser un affreux cauchemar et que j’avais bien droit à une bourse d’études, malgré tout.
Puis j’en arrivais aux mots-croisés et aux petites annonces. Je lis toujours les petites annonces, surtout les annonces « personnelles ». Les vies privées s’y dénudent et on peut y lire des choses comme : M.L. téléphonez à R.S. avant midi. Argent. On se demande qui a fait quoi et à qui, et qui se fait payer ?
À ce moment, j’ai même trouvé une façon de vivre encore plus économique, avec un spectacle encore meilleur. Avez-vous entendu parler de l’île du Levant ? C’est une île de la Côte d’Azur, entre Marseille et Nice, qui ressemble beaucoup à l’île de Catalina. À une extrémité se trouve un petit village tandis que la Marine française occupe l’autre côté où elle a installé une base de fusées ; le reste de l’île est composé de collines, de plages et de grottes. Il n’y a pas d’automobiles, pas même de bicyclettes. Les gens qui vont là ne veulent pas qu’on leur fasse penser au monde extérieur.
Pour dix dollars par jour, vous pouvez avoir le même luxe qu’à Nice, pour quarante dollars. Vous pouvez même louer un emplacement de camping pour cinq cents par jour et vivre avec un dollar par jour, – ce que je fis, – et il y a même de bons petits restaurants pas chers quand vous êtes fatigué de faire la cuisine.
C’est un endroit où il semble qu’il n’y ait aucune sorte de règlement. Non, minute ! il y en a un : à l’entrée du village, Héliopolis, se trouve une pancarte : LE NU INTÉGRAL EST FORMELLEMENT INTERDIT[6].
Cela veut dire que tout le monde, homme ou femme, doit revêtir un petit triangle de tissu, un cache-sexe[7], avant de pénétrer dans le village.
Ailleurs, sur les plages ou sur les terrains de camping, sur le littoral de l’île, vous n’êtes pas tenu de porter quoi que ce soit et personne ne le fait.
À part l’absence d’automobiles et de vêtements, l’île du Levant est comme tous les autres petits coins de France. On y manque d’eau courante, mais cela n’a pas d’importance car les Français ne boivent pas d’eau et l’on peut se baigner dans la Méditerranée ; pour un franc, on peut se procurer assez d’eau douce pour rincer une demi-douzaine de peignoirs de bain. Prenez le train de Nice ou de Marseille, descendez à Toulon où vous trouvez un autobus pour Le Lavandou, puis un bateau (une heure et quelques minutes) et vous êtes dans l’île du Levant…, où vous vous débarrassez à la fois de vos soucis et de vos vêtements.
Je m’aperçus que je pouvais acheter le New York Herald Tribune, avec un jour de retard, au village, (« Au Minimum », chez Mme Alexandre) au même endroit où j’avais loué une tente et du matériel de camping. J’achetais mon épicerie à « La Brise Marine » et je campais au-dessus de la plage des Grottes, tout près du village ; dans la journée, je descendais sur la plage et je me calmais les nerfs en regardant le spectacle.
Il y a des gens qui dénigrent les divines formes féminines. Le sexe est trop beau pour eux. Ils auraient dû naître sous forme d’huîtres. Toutes les poules sont jolies à regarder (même les petites sœurs jaunes, malgré la cicatrice que m’a faite un de leurs frères) ; la seule différence c’est que certaines sont mieux que d’autres. Il y en avait des grasses et d’autres maigres, certaines étaient âgées, d’autres étaient jeunes. Il y en avait qui semblaient venir tout droit des Folies-Bergères. Je fis la connaissance de l’une d’elles, je l’ai même bien connue ; c’était une Suédoise qui était danseuse nue dans une autre Revue Parisienne. Elle perfectionna son anglais à mon contact et moi, je perfectionnai mon français au sien ; elle me promit de me faire goûter la cuisine suédoise si je venais un jour à Stockholm et, moi, je lui fis la cuisine sur mon réchaud à alcool ; nous nous sommes un peu saoulés au vin ordinaire et elle a voulu savoir comment j’avais attrapé ma cicatrice ; je lui racontai quelques mensonges. Marjatta était tout à fait ce qui convenait pour calmer les nerfs d’un vieux soldat et j’eus de la peine quand elle dut partir.
Le spectacle n’était pas terminé. Trois jours plus tard, alors que j’étais assis sur la plage de la Grotte, adossé à un rocher pour faire un problème de mots-croisés, je me mis tout à coup à loucher effroyablement pour ne pas regarder trop ostensiblement la femme la plus stellaire que j’aie jamais vue de ma vie.